BERNARD

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HENRI BERNARD

(1899-1986)

 

Henri Bernard, né le 8 octobre 1899 à Arles, obtient sa licence en droit à la faculté d’Aix-en-Provence et entame en 1929 une carrière de magistrat militaire dans les colonies françaises. Il occupe ainsi différentes fonctions au sein du Parquet entre 1931 et 1940. Bernard présente des signes d’indépendance peu communs chez les parquetiers français de l’époque. Il s’oppose ainsi à sa hiérarchie à deux reprises. Il fait tout d’abord droit à des indigènes contre des colons, au risque d’être révoqué s’il n’avait pas bénéficié du soutien de Georges Mandel, alors ministre des Colonies. Il persiste dans son refus d’obéir au pouvoir exécutif en place en soutenant officiellement la France libre du Général de Gaulle pendant la rébellion du 28 août 1940 à Brazzaville. Cette fois-ci, il n’échappe pas à la sanction. Il est condamné par contumace par le tribunal militaire de Gannat en juillet 1941, sous le régime de Vichy. Mais cet engagement lui vaut également d’être nommé par la Résistance commissaire du gouvernement à Beyrouth en 1944. A la Libération, il est réintégré dans la magistrature militaire en tant qu’avocat général de première classe des Colonies.

Juge au Tribunal militaire de Tokyo

Au vu de la nature de son expérience au sein de la magistrature, la logique aurait voulu que Bernard soit désigné par la France plutôt en tant que procureur devant le Tribunal militaire international pour l’Extrême-Orient (dit Tribunal de Tokyo). Son faible niveau d’anglais, et par ailleurs son expérience de magistrat dans les colonies, conduisent néanmoins le ministère des Affaires étrangères à envisager dans un premier temps de le désigner juge au tribunal des crimes de guerre de Saigon.  C’est à la faveur de désistements successifs qu’il sera finalement nommé juge français au Tribunal militaire de Tokyo.

L’opinion dissidente qu’il a jointe au jugement, mais également les mémorandums qu’il a transmis à ses collègues pendant le procès (archives dont la connaissance est bien plus tardive), constituent son « legs » principal au droit international pénal. Si on y trouvera des éléments intéressants en matière de responsabilité pénale, notamment concernant la responsabilité pour absence de prévention des mauvais traitements infligés aux prisonniers de guerre (pp. 12 et s.), les positions du Juge Bernard ont surtout marqué le droit au procès pénal international équitable.

Promoteur d’une justice compatible avec la conscience universelle

L’apport du procès de Tokyo au droit international a longtemps été éclipsé par la portée des jugements du tribunal de Nuremberg. Le tribunal pour l’Extrême-Orient, dont le jugement du 4 novembre 1948 conclut à la condamnation de vingt-huit accusés, peut à certains égards être considéré comme une version améliorée de son prédécesseur, du fait notamment de l’insertion dans la Charte du Tribunal de l’exigence du procès équitable (art. 9). Malgré cela, le Juge Bernard a considéré que des principes essentiels, dont la violation aboutit à la nullité des procédures dans la plupart des « nations civilisées », n’ont pas été respectés (op. diss., p. 18).

Le Juge Bernard se réfère à plusieurs reprises à l’idée de « droit naturel » ou de « droit universel », compris comme le droit partagé par tous les individus et toutes les nations, distinct du droit international émanant des traités et de la coutume (op. diss., p. 18). Cette approche lui permet de balayer les incertitudes quant à la légalité du tribunal et des incriminations auxquelles ont été soumis les accusés (notamment op. diss., p. 7). Il rejette ainsi l’argument de la « justice des vainqueurs » (op. diss., p. 2), estimant que les Alliés étaient parfaitement qualifiés pour ériger un tel tribunal, compte tenu notamment de la désorganisation politique du monde (op. diss., p. 3). La « raison universelle » permet aussi, selon le juge, de dépasser la lettre de la Charte afin de garantir l’équité procédurale, condition sine qua non d’un verdict valide : « [a] verdict reached by a tribunal after a defective procedure cannot be a valid one » (op. diss., p. 20). Le juge Bernard considérait ainsi les libertés prises par les juges à l’égard de cette exigence d’équité, telles que l’absence de débats oraux entre eux à l’occasion de la rédaction du jugement (op. diss., p. 19), comme « trop contestable[s] » pour que le jugement puisse être considéré comme exempt de vices (op. diss., p. 23).

L’influence des Etats victorieux dans le déroulement du procès de Tokyo nourrit une part importante de ses critiques. Une telle influence n’a pas manqué de se manifester lorsque les juges ont adopté leur règlement de procédure (art. 7 de la Charte). La soumission des juges aux instructions de leurs gouvernements a anéanti, selon le juge Bernard, toute possibilité de poursuivre des ressortissants des Nations victorieuses (mémorandum du 30 janvier 1947). L’absence de poursuites, qui servait les intérêts des puissances victorieuses, à l’encontre de l’empereur Hiro Hito en constitue une autre illustration (op. diss., p. 19). In extenso, la relation entre les juges et leurs gouvernements privait les accusés des éléments nécessaires à leur défense, atteignant ainsi le principe d’égalité des armes (mémorandum du 12 avril 1948, p. 18). En l’absence d’un organe impartial d’instruction qui aurait permis une enquête indépendante à charge et à décharge, le juge Bernard avait demandé dans son mémorandum du 28 avril 1948 que les dossiers des Alliés soient communiqués aux accusés de crime d’agression. En effet, il considérait que la seule défense possible pour les accusés de crimes contre la paix reposait sur l’agression préalable de l’adversaire (mémorandum du 12 avril 1948, p. 20). Or, cette demande a été rejetée, et seule l’Accusation a eu accès aux dossiers de la partie adverse.

Loin d’être un simple représentant de la France à Tokyo, par ses positions fermes sur les garanties du procès équitable, le juge Bernard a ainsi contribué à jeter les bases d’une justice pénale internationale légitime au regard de la conscience universelle.

 

Aude BREJON  

Doctorante à l’Université Panthéon-Assas (Paris 2)
Membre du CRDH (Paris 2), membre associée du CEDIN (Paris Nanterre)

 

Sources : Y. Beigbeder, Judging War Crimes And Torture : French Justice And International Criminal Tribunals And Commissions (1940-2005), Leiden, Martinus Nijhoff Publishers, 2006, pp. 259-272. N. Boister, R. Cryer, Documents on the Tokyo International Military Tribunal : Charter, Indictment and Judgments, Oxford University Press, USA, 2008, 1520 p. ; D. Cohen, « Dissent at Tokyo : The Opinion of Justice Henri Bernard at the International Military Tribunal for the Far East », in D. Liu, B. Zhang (Eds), Historical War Crimes Trials in Asia, Bruxelles, Torkel Opsahl Academic EPublisher, 2016, pp. 77-92 ; J. Esmein, « Le juge Henri Bernard au procès de Tokyo », Vingtième siècle, 1998, n° 59, pp. 3-14 ; M. Ho-Foui-Sang, « Chapter 7 : Justice Bernard (France) », in Y. Tanaka, T. L.H. McCormack, G. Simpson (Eds.), Beyond Victor’s Justice? The Tokyo War Crimes Trial Revisited, International Humanitarian Law Series, Leiden, Brill, 2011, pp. 93-102 ; A.-S. Schöpfel, « La voix des juges français dans les procès de Nuremberg et de Tokyo : défense d’une idée de justice universelle », Guerres mondiales et conflits contemporains, vol. 1, n° 249, 2013, pp. 101-114 ; K. Sellars « Imperfect Justice at Nuremberg and Tokyo », EJIL, vol. 21, n° 4, 2010, pp. 1085-1102.

 

BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE

 

Documents

Mémorandum du 30 janvier 1947, La Contemporaine, Fonds du juge Bernard, « Les différentes opinions des juges sur le jugement du Tribunal – Du 16/05/46 au 03/11/48 », F DELTA RES 874/10/1-107, Nanterre

Mémorandum du 12 avril 1948, La Contemporaine, Fonds du juge Bernard, « Documents personnels du Juge Henri Bernard- Du 19/01/47 au 21/01/49 », F DELTA RES 874/15/1-5, Nanterre

Australian War Memorial, Webb papers, 3DRL 2481 Series 4/7/4, Bernard to Tribunal members, « Remarks Suggested by Draft of Judgment », 10 May 1948

Dissenting judgment of the member from France, 12 November 1948