BODIN

Portrait gravé par François Stuerhelt pour Claude Ménard avant 1620, coll. musées d’Angers

JEAN BODIN

(1529-1596)

Jean Bodin est né en 1529 (ou 1530) à Angers. Il est mort en 1596 à Laon. Quoique son extraction soit plus confortable que celle d’un Pierre de la Ramée – il est fils d’un négociant et maître couturier – sa vie demeure encore mal connue. Il fut sans doute carme puis relevé de ses vœux. Il débuta ainsi ses études à Paris (1544). Son nom est commun et cela a sans doute causé des confusions, notamment à propos d’un séjour à Genève pendant sa période toulousaine, qui reste discuté, mais qui fut utilisé comme argument pour le suspecter de protestantisme.

Modèle d’humanisme, honnête homme aux vastes savoirs et à la grande érudition (il connaît l’hébreu), sa mémoire – aujourd’hui on dirait peut-être son hypermnésie – et ses vastes connaissances sont célébrées (v. la notice de Pierre Bayle), ses ouvrages réédités et publiés à l’étranger avec une renommée qui ne fut égalée qu’au XVIIIsiècle par Montesquieu. La Bibliothèque du Congrès possède l’exemplaire de La République annoté par Jefferson.

Un juriste d’action

Polygraphe, Bodin a laissé une œuvre très importante mais reste avant tout un juriste d’action, un praticien. Il étudia le droit à Toulouse (1548), y écrivit et entreprit sans succès une carrière d’enseignant, mais fut surtout avocat à Paris (1561) puis Laon (il représenta le tiers état du Vermandois aux états généraux de Blois en 1576) et finit sa carrière comme procureur du roi au siège présidial de Laon (1577, y succédant à son beau-frère en 1587). Plusieurs de ses œuvres sont directement liées à ce souci pratique. La République par exemple est largement reliée à l’observation de la faiblesse du pouvoir royal en pleine guerre de religions et à la préparation des états généraux de 1576. Mais c’est aussi le cas de la très décriée Démonomanie des sorciers (1580), liée à ses expériences contentieuses (v. l’éd. critique de 2016, p. 43). S’il n’a pas consacré d’ouvrage au droit international (et pour cause, puisqu’il n’existait pas), les nombreuses questions de relations internationales qu’il aborde dans sa République sont liées à son érudition mais aussi à sa pratique : sans être ambassadeur (comme Machiavel, il était de trop basse extraction pour que la possibilité soit envisageable) il participa à plusieurs missions diplomatiques : accueil des ambassadeurs polonais (1573) venus saluer à Metz leur roi nouvellement élu, le duc d’Anjou et futur Henri III ; en Angleterre (1581) avec François duc d’Alençon pour négocier son mariage avec la reine Élisabeth ; aux Pays-Bas (1583) lors de la tentative de prise du pouvoir du même duc auquel il était lié (parti des « Politiques » cherchant une conciliation entre catholiques ligueurs et protestants). Cette carrière de diplomate prend fin avec le décès d’Alençon.

Au fondement de l’État moderne : la souveraineté

Dans son étude consacrée à Bodin, Quaritsch précise d’emblée qu’il « ne connaissait pas notre droit international, ni d’ailleurs son concept ». Les fondateurs du droit international (Giard et Brière, 1904) ne le retenait d’ailleurs pas parmi les Vitoria, Grotius, Vattel, etc. Pourtant, son rôle à l’origine de notre droit international moderne est considérable. Simplement parce qu’il est l’inventeur du concept juridique moderne de souveraineté (« puissance absolue et perpétuelle d’une République »), sans lequel le droit international – littéralement le droit entre les nations, « de nation à nation » (Littré), donc les États-nations – ne peut se concevoir (v. Beaud p. 47 et pp. 122 et s.). D’autant que, contrairement à ce que laisse penser l’annexion de sa doctrine par les absolutistes, Bodin soutient une conception limitée de la souveraineté. Contrairement à Machiavel, il se situe dans une perspective chrétienne. Ce qui explique que la souveraineté des princes soit limitée dans l’ordre (selon Gardot, p. 601) par la Loi de Dieu, la Loi de nature, le droit des gens et la loi civile. Les internationalistes noteront la place du droit des gens, même si, comme le souligne Quaritsch, derrière la terminaison commune, sa conception a peu à voir avec celle du droit moderne. Dans son Exposé du droit universel, Bodin le définit comme suit : « Jus Gentium est quod omnes populi, vel bona pars omnium summa consensione probarunt » (« ce que tous les peuples, ou à tout du moins la plupart d’entre eux, ont unanimement approuvé » : trad. 1985, p. 21). Gardot constate d’ailleurs qu’il utilise le terme dans deux sens, visant « tantôt ces droits essentiels de l’homme, qu’on ne peut pas enfreindre sans violer la justice et qui ont quelque chose de fondamental ; tantôt ces accords entre les peuples, anciens, fréquents, quasi universels, et dont le résultat, obtenu par le consentement exprès ou tacite, est précisément la constitution d’un droit qui existe non seulement entre les hommes qui y adhèrent, mais entre les nations qui, par leur conduite politique, l’ont concurremment défini et sanctionné, bref, entre les États » (p. 599).

Une conception économique des échanges internationaux

Les connaissances de Bodin en économie, exposées dans ses Paradoxes de M. de Malestroit (1568), en ont fait pour plusieurs auteurs le précurseur de la théorie quantitative de la monnaie, ce qui semble au mieux exagéré, au pire un contresens (Tortajada, 1987). Cela importe peu sur le plan du droit international. Par contre, plusieurs arguments qu’il a développés (et sans doute repris selon Gardot du Toulousain Guillaume de la Perrière, Le Miroir politique, 1567), intéressent le droit international. Selon lui, Dieu ayant réparti inégalement les richesses, les hommes ne peuvent se passer de commercer et d’échanger avec les étrangers. Il identifie ainsi une large communauté humaine et en fait découler toute une conception des relations juridiques internationales qui annonce en plusieurs points le droit international moderne (Basdevant, p. 161 et s.). Par exemple, il critique le droit d’aubaine comme nuisible aux étrangers et donc aux échanges.

Sa critique du droit d’aubaine se base notamment sur l’observation de sa pratique limitée aux royaumes de France et d’Angleterre. C’est là une autre caractéristique : il recourt très fréquemment à ce que nous appelons aujourd’hui le droit comparé en appuyant ses opinions par la multiplication de références historiques et étrangères.

L’inspirateur de plusieurs fondateurs du droit international

Enfin, dans son cours à l’Académie de droit international (1934), le bâtonnier Gardot met en évidence plusieurs liens entre les travaux de Bodin et ceux d’auteurs plus communément considérés comme les fondateurs du droit international. Il s’agit notamment du professeur anglais d’origine italienne Gentilis (1551-1611), qui reprend plusieurs de ses opinions sur les ambassadeurs et sur le droit de la guerre. C’est aussi le cas de Grotius qui critique plusieurs de ses opinions mais rend hommage à Bodin dans ses prolégomènes au De Jure Bella ac Pacis (1625 : v. la trad. fr., Paris, Puf, 1999, p. 28). Gardot souligne notamment leur parenté de vue sur le fondement mercantiliste de la communauté humaine. Enfin, le bâtonnier angevin donne une place particulière aux liens intellectuels entre Bodin et Vitoria, tous deux voulant « libérer l’autorité royale en faisant table rase des prétentions à la souveraineté universelle » (Barcia Trelles, Vitoria et l’école moderne du droit international, 1928). Autre exemple pratique de proximité de vues entre Vitoria et Bodin : leur conception commune du droit de communication, toujours lié à la question du commerce.

En somme, si Bodin, pas plus que Vitoria, n’a eu le génie systématique de Grotius, il a largement préparé la formation du droit international moderne.

 

Fabrice BIN
 
Maître de conférences en droit public
Université Toulouse 1 Capitole, IRDEIC
 

 

Sources : J. Basdevant, « Contribution de Jean Bodin à la formation du droit international moderne », Revue historique de droit français et étranger,Vol. 22, 1944, pp. 143-178 ; P. Bayle, « Notice sur Jean Bodin », in Dictionnaire, 1740, pp. 588-594 ; O. Beaud, La puissance de l’Etat, Paris, PUF, 1994;  R. Chauviré, Jean Bodin, auteur de la « République », Thèse lettres, Paris, Champion, 1914, 543 p. ; A. Gardot, « Jean Bodin. Sa place parmi les fondateurs du droit international », RCADI, vol. 50, 1934, pp. 545-748 ; S. Goyard-Fabre, Jean Bodin et le droit de la République, Paris, Puf, coll. Léviathan, 1989, 312 p. ; D. Quaglioni, « Bodin Jean », inP. Arabeyre, J.-L. Halperin et J. Krynen (dir.), Dictionnaire historique des juristes français. XIIe-XXesiècle, Paris, Puf, coll. « Quadrige », 2ead., 2015, pp. 120-122 ; H. Quaritsch, « Bodins Souveränität und das Völkerrecht », Archiv des Völkerrechts, 17. Bd., n°3/4 (1978), pp. 257-273 ; J.-F. Spitz, Bodin et la souveraineté, Paris, Puf, coll. Philosophies, 1998, 136 p. ; R. Tortajada, « M. de Malestroit et la théorie quantitative de la monnaie », Revue économique, vol. 38, n°4, 1987, pp. 853-876 ; Y.-Ch. Zarka (dir.), Jean Bodin. Nature, histoire, droit et politique, Puf, coll. « Fondements de la politique », 1996, 264 p.

 

BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE

 

Methodus ad facilem historiarum cognitionem, Paris, M. Jeune, 1566, 463 p. trad. Pierre Mesnard, La méthode de l’histoire, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Publ. de la Fac. des Lettres d’Alger », vol. 14, 1914, 411 p. repris « Méthode pour la connaissance facile de l’histoire », inPierre Mesnard (éd.), Œuvres philosophiques de Jean Bodin, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Corpus général des philosophes français, Auteurs modernes », t. 53, 1951, pp. 271-473.

Paradoxes de M. de Malestroit touchant le fait des monnaies et l’enrichissement de toutes choses, Paris, Martin le jeune, 1568, 121 p.  (Armand Colin, 1932)

Les six livres de la République, Paris, Jacques du Puys, 1576, 759 p., rééd. Paris, Arthème Fayard, 1986, 6 vol. 1700 p. ; 1577, 797 p.

Iuris universi distributio, Lyon, 1578 (1580), 51 p. Tableau du droit universel, trad. Pierre Mesnard in Œuvres philosophiques de Jean Bodin, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Corpus général des philosophes français, Auteurs modernes », t. 53, 1951, pp. 67-97 ; Exposé du droit universel, trad. S. Goyard-Fabre, L. Jerphagnon et R. M. Rampelberg, Paris, Puf, coll. « Questions », 1985, 176 p.

De la démonomanie des sorciers, Paris, Jacques du Puys, 1580, 252 p., rééd. critique de V. Krause, E. MacPhail et Ch. Martin, Genève, Droz, coll. « Travaux Humanisme Renaissance », 2016, 528 p. ; 1587, 276 p.

Apologie de René Herpin pour la République de Bodin, Paris, Jacques du Puys, 1581, 44 p.

Les six livres de la République. Un abrégé du texte de l’édition de Paris de 1583, Paris, Librairie générale française/Le Livre de poche, 1993, 607 p. avec présentation de Gérard Mairet, « Les Six Livres de la République et la fondation moderne de l’État profane ».

De Republica libri sex, Paris, Jacques du Puys, 1586, 860 p. Édition comparée Les Six Livres de la République / De Republica libri sex. Livre premier – Liber I, M. Turchetti et N. de Araujo (éds), préface Q. Skinner, Paris, Classiques Garnier, coll. « Bibliothèque d’histoire de la Renaissance », n° 3, 2013, 828 p.