DEMANGEAT

Photo : Paris. Cour de cassation. Fond photographique. Avec l’aimable autorisation du conservateur

CHARLES DEMANGEAT

(1820-1896)

 

Né à Nantes le 2 septembre 1820, d’un père substitut, avocat, procureur du Roi, Charles Demangeat, élève de Valette, fait ses études à Paris. Docteur en droit (1843), il se fixe définitivement dans cette ville, hormis une année à Rennes. Avocat, professeur, magistrat, il meurt à Paris le 22 mars 1896.

Des compétences multiples : romaniste, civiliste, commercialiste

Il s’inscrit tout d’abord au barreau (1841), et gravit simultanément les différents échelons d’une carrière universitaire : professeur suppléant provisoire à Rennes (1851), professeur suppléant à Paris (1852), puis professeur titulaire à Paris (1862), en charge d’une chaire de droit romain. On apprécie la clarté de ses cours, l’attention qu’il porte aux étudiants, la finesse de ses analyses. A mi-carrière, il quitte l’université ainsi que le barreau pour rejoindre la Cour de cassation (1870). Il est affecté à la chambre des requêtes et y siège vingt-cinq ans (1895). Il est également membre du Tribunal des conflits (1881-1887). Ses collègues saluent une érudition soigneusement ordonnée, des démonstrations rigoureuses, son art d’engager le débat autour de principes.

Diversité des fonctions, variété des centres d’intérêts. C’est d’abord un romaniste. Germanophone, il maîtrise la romanistique allemande (à l’image d’un Pellat). Il connaît les travaux de l’Ecole historique du droit, pratique Savigny et Puchta son élève, et s’y reporte souvent. Ses publications en droit romain font date. C’est aussi un civiliste et à ce titre, il met à jour les traités de F. Mourlon et J. Oudot. C’est plus encore un commercialiste. Il reprend entre autres le Traité de droit commercial de Bravard-Veyrières, à l’époque une autorité, qu’on cite jusqu’en 1914. Parallèlement, il publie à la Revue Foelix et au Clunet. Avec E. Ollivier et F. Mourlon, il fonde et dirige la Revue pratique de droit français. Ces multiples activités auraient épuisé le temps et les ressources intellectuelles de beaucoup. Mais il est curieux, souple d’esprit, et fait preuve d’une inlassable activité. C’est ainsi qu’il investit un autre champ, auquel il doit une large part de son renom : le droit international privé. Mais de quelle façon, et à quelles fins ?

Internationaliste. Une manière

Demangeat use d’une vaste palette. Un écrit académique, pour débuter, primé par la Faculté, relatif à l’Histoire de la condition civile des étrangers. On pointe déjà certaines des orientations futures de sa pensée. Une note relative au sauvetage des navires, pour achever, certes technique, mais posant une question de principe. Entre deux, des articles portant sur des sujets divers : le statut personnel, les immunités, la propriété littéraire, la procédure, avec une prédilection pour les questions de compétence. On doit aussi à sa plume de magistrat des rapports, d’autant plus dignes d’attention qu’à la chambre des requêtes, le rapporteur livre son opinion, ainsi que des arrêts, d’autant plus intéressants que, rendus sur le siège et non en chambre du conseil, ils sont adoptés sans modification, en tout cas sans modification majeure. Mais ces travaux n’auraient pas mis Demangeat à l’abri des effets du temps. Si son nom a survécu, c’est qu’il a décidé de lier son sort à celui de Foelix.

A son décès, les proches de Foelix demandent à Demangeat de rééditer le Traité. Il aurait pu réécrire le texte, là où il méritait d’être repris. Il aurait pu insérer ses additions au texte, sauf à les marquer par un signe typographique (tel Bartin sur le Cours d’Aubry et Rau). Demangeat procède différemment. Il laisse intact le texte de Foelix. Mais il l’assortit d’annotations, brèves parfois, riches souvent, pour le compléter, le clarifier, le contester le cas échéant. Il a eu en outre l’idée de confronter ses idées à celles de Savigny, quand il le pouvait, comme si, après un échange avec Foelix, il avait voulu esquisser un dialogue avec l’illustre allemand.

Internationaliste. Une doctrine

Concernant la structure de la discipline, les apports de Demangeat, pour épars qu’ils soient, ne sont pas négligeables. Il trace des frontières entre la condition des étrangers et les conflits de lois, là où Foelix avait encore beaucoup hésité. Les conflits de lois s’ordonnent autour de principes, et si le législateur peut refuser qu’on se réfère au droit étranger, le juge, en revanche, est tenu de s’incliner dès lors que la règle de conflit y conduit. Acquis au renvoi, il tient la plume lors du second arrêt Forgo. Dans le domaine des conflits de juridictions, et sur les brisées de Foelix, il milite pour un assouplissement des règles régissant la compétence du juge à l’égard des contentieux entre étrangers. Comme il entend ouvrir les voies d’exécution sur le territoire français pour permettre le recouvrement des créances contre les Etats étrangers. Mais au rebours de Foelix, très raide, s’arc-boutant sur l’arrêt Parker (1819), il défend la thèse soumettant les décisions étrangères à révision, et convainc la chambre des requêtes (1882). Telles sont les grandes lignes de sa doctrine.

Mais le meilleur de Demangeat, homme subtil, est parfois dans les détails. Il s’attache à mieux ajuster règles et catégories. On l’observe ainsi, s’agissant des obligations, à propos de la prescription extinctive, s’agissant des biens, à propos du statut des meubles, ou encore dans le domaine de la faillite. Attentif à l’intérêt général, il a une conception large de l’ordre public. Ordre public familial, tout d’abord, par exemple pour imposer la légitimation, dès lors que le mariage a lieu en France, peu important le statut personnel, ou pour faire prévaloir l’immutabilité du régime matrimonial, au besoin en évinçant la loi du régime, ou encore pour ouvrir le prétoire du juge à toutes les actions tendant à la séparation de corps, quelle que soit la nationalité des parties. Ordre public économique, aussi, à l’effet par exemple d’écarter l’inaliénabilité dotale, pourtant voulue par la loi du régime, si la loi de la situation du bien la refoule, comme contraire au principe de libre circulation des biens.

S’il est discret faute d’ouvrage à son nom, l’apport de Demangeat, en définitive, n’est pas mince. A une époque où les idées et les décisions foisonnent, il a fait le lien, enjambant le Second empire, entre la Monarchie de juillet et le début de la troisième République. A sa manière. Ayant pris en main l’édifice qu’on lui avait légué, Demangeat, tel un architecte face à un monument ancien, en a respecté la conception et l’allure. Mais il l’a consolidé avec soin pour lui permettre d’affronter des temps nouveaux, largement hors d’eau et d’aplomb.

 

Dominique FOUSSARD  

Avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation
Président du Comité français de droit international privé

 

 

Sources : Le Tribunal et la Cour de cassation. Notices sur le personnel. 1791-1879, Impr. nat., 1879, n°443, pp. 326-328 ; Rau, Rentrée de la Cour de cassation du 16 octobre 1895, JO 18 octobre 1895, p. 6028 ; Cruppi, Rentrée de la Cour de cassation du 16 octobre 1896, JO 19 octobre 1896, p. 5709 ; A. Weiss, « M. le Conseiller Demangeat », Annuaire de l’Institut de droit international, 1896, pp. 345-347 ; La Presse, 24 mars 1896, p. 1 et 26 mars 1896, p. 2 ; Le Temps, 25 mars 1896 ; Ch. Tranchant, Bull. SLC, 1897, p. 12 ; B. Ancel, Lois de police et ordre public dans le droit des conflits (XIIème-début XXème siècles), thèse, Université Panthéon-Assas, 2019, t. 2, pp. 771-776 ; J.-L. Halperin, v° Demangeat, Dictionnaire historique des juristes français, XIIème-XXème siècles, dir. P. Arabeyre, J.-L. Halperin, J. Krynen, PUF, 2015 ; J. Farcy et R. Fry, Annuaire rétrospectif de la magistrature XIX-XXème siècles, Centre Georges Chevrier, en ligne ; Dossier magistrat, CARAN, BB/6 (11)/486 ; Base Léonore, LH/724/14 ; SIPROJURIS.

 

 

BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE

 

Ouvrages

Histoire de la condition civile des étrangers en France, Joubert, 1844

Traité du droit international privé, Marescq, 3ème éd., 1856, et 4ème éd., 1866, rééditions de l’ouvrage de Foelix (tome 1 ; tome 2)

 

Articles

« Du statut personnel », Revue pratique de droit français, 1856, t. 1, p. 49

« De la saisie-arrêt pratiquée en France sur un étranger », Revue pratique de droit français, 1856, t. 1, p. 385

« Les compositeurs étrangers ont-ils (…) le droit exclusif de faire représenter en France leurs œuvres musicales (…) ? », Revue pratique de droit français, 1857, t. 2, p. 241

« Introduction », JDI, 1874, p. 7

« Les dispositions des différents codes ne peuvent-elles être modifiées que par une loi, et non par un traité diplomatique », JDI, 1874, p. 107

« De l’immunité des agents diplomatiques », JDI, 1875, p. 89

« Compétence des tribunaux français dans les contestations entre étrangers », JDI, 1877, p. 189

« Des demandes de séparation de corps entre étrangers », JDI, 1878, p. 405

« De la compétence des tribunaux français dans les contestations entre étrangers en matière commerciale », JDI, 1882, p. 238

« De la loi à appliquer dans le règlement de l’indemnité due pour le sauvetage d’un navire… », JDI, 1885, p. 143

 

Arrêts rendus au rapport de Ch. Demangeat

Req. 19 décembre 1881 (compétence à l’égard des étrangers en matière commerciale), DP 1882.I.272

Req. 26 décembre 1881 (droit musulman, Pondichery), DP 1882.I.152

Req. 20 février 1882 (contrat), Bull. civ., 1882, p. 70

Req. 22 février 1882 (Forgo, renvoi), Bull. civ., 1882, p. 70, DP 1882.I.301

Req. 6 juin 1882 (loi espagnole, prescription), DP 1883.I.415

Req. 21 août 1882 (révision), DP 1883.I.259

Req. 21 août 1882 (exequatur-fond), DP 1883.I.159

 

Rapports de Ch. Demangeat

Rapport sous Req. 22 février 1882 (Forgo, renvoi), DP 1882.I.302

Rapport sous Req. 21 août 1882 (exequatur-fond), DP 1883.I.160

Rapport sous Req. 21 août 1882 (révision), DP 1883.I.259

Rapport sous Req. 6 mai 1884 (indemnité de sauvetage d’un navire), DP 1884.I.220