DESCHÊNES

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JULES DESCHÊNES

(1923-2000)

 

Jules Deschênes nait à Montréal en 1923, d’un père notaire. Il se dédie tout naturellement à une carrière juridique, mais il opte pour le Barreau plutôt que pour le notariat.

Première carrière : le droit comme vocation

Au cours de ses premières décennies de pratique, de 1946 à 1972, il pratique en cabinet privé. Il conjugue sa pratique à un poste de professeur de droit international privé à l’Université de Montréal de 1962 à 1969, ainsi qu’à différents mandats d’intérêt public. Parmi d’autres fonctions, il devient procureur de la Commission d’enquête sur l’affaire Coffin en 1964 (l’une des affaires judiciaires les plus célèbres du Canada et dont le rapport a contribué à l’abolition de la peine de mort au pays) ; il fonde le premier Conseil interprofessionnel du Québec en 1965 et en devient le premier président ; il participe également à la création de la Fondation canadienne des droits de la personne, devenue Équitas, en 1967, et est nommé président du Conseil consultatif sur la justice au Québec en 1972.

Deuxième carrière : la magistrature

Il quitte sa position d’associé de cabinet en 1972 pour migrer vers la profession de juge. Il est en effet nommé à la Cour d’appel du Québec, division Montréal, avant d’accepter le poste de juge en chef à la Cour supérieure du Québec, en 1973. Il devient alors le premier francophone à occuper ce poste, où il demeurera jusqu’en 1983. Durant ces années, il est également membre du Conseil de la magistrature, et il est par ailleurs élu au sein de son comité exécutif en 1977.

Sa contribution judiciaire substantielle est reconnue dans des domaines tels que les litiges en matière d’avortement, le droit aux services d’un avocat, le statut des informateurs de police, la liberté d’expression dans le domaine politique, l’égalité juridique des langues officielles au Canada, les écoles confessionnelles au Québec et l’interprétation de la Charte canadienne des droits et libertés.

Au cours de cette « deuxième carrière », comme il qualifie lui-même cette étape de son parcours professionnel, il publie d’ailleurs sur les particularités culturelle et linguistique du Québec, et, dans cette optique, sur les droits des minorités, la non-discrimination, et la liberté d’expression. En sus de deux recueils de jurisprudence canadienne sur le thème des conflits linguistiques, il publie en 1979 deux ouvrages, l’un en français (Les plateaux de la balance), l’autre en anglais (The Sword and the Scales), regroupant douze de ses conférences, classifiées selon les thèmes loi, juges et société, et se concentrant principalement sur la règle de droit, l’administration de la justice et le rôle législatif du juge.

Troisième carrière : l’implication internationale

 

Il démissionne de son poste de juge en chef en 1983, mais demeure juge puîné au sein de la Cour. Sous-jacente à cette décision est la volonté de poursuivre une troisième carrière – une carrière internationale – et, ultimement de devenir juge à la Cour internationale de Justice.

Il a déjà, depuis 1977, entamé sa carrière sur le plan international, à travers son implication au sein de l’Association mondiale des juges sur l’expansion de la compétence de la Cour internationale de Justice, puis du Conseil du World Peace Through Law Center dont il est membre depuis 1980. Juste avant sa démission de son poste de juge en chef, il préside, en outre, la première conférence mondiale sur l’administration de la justice, tenue à Montréal en 1983. Au cours de cette même année, il rédige des principes sur l’indépendance de la magistrature en vue du septième Congrès des Nations Unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants de 1985.

C’est au cours de sa troisième carrière qu’il publie sur les crimes internationaux, la justice internationale pénale, la traite des enfants et les institutions de protection des droits humains, terminologie qu’il défend par ailleurs très fortement, aux dépens de l’expression « droits de l’homme », au sein de l’Organisation des Nations Unies. Ses travaux sur l’indépendance de la justice et sur le droit des minorités demeurent toutefois des fils conducteurs de son œuvre. De même, l’approche historique est récurrente dans plusieurs de ses écrits ou conférences, quel qu’en soit le thème.

À partir de 1984, il devient membre du Comité exécutif de la branche canadienne de l’Association de droit international (International Law Association) et de la Société québécoise de droit international. De 1984 à 1987, il se joint à la Sous-Commission des Nations Unies pour la lutte contre la discrimination et la protection des minorités où il se voit attribuer la tâche de définir la notion de minorité au sens de l’article 27 du Pacte sur les droits civils et politiques de 1966. Il définit le concept assez restrictivement, en y associant un impératif quant à la volonté de survie du groupe et à son ambition de s’élever à l’égalité de fait et de droit avec la majorité. Ce travail rejoint son intérêt, évoqué plus haut, pour les minorités linguistiques, qu’il a beaucoup approfondi dans le contexte canado-québécois.

De 1985 à 1987, il préside la Commission d’enquête sur les criminels de guerre au Canada (« Commission Deschênes »), créée suite à l’indignation populaire face à la présence alléguée de criminels de guerre sur le territoire. La première partie du rapport – publique- contient les conclusions et les recommandations de la Commission quant aux mesures à adopter pour faire face à la présence de criminels de guerre. Elle prône la modification et l’utilisation du Code criminel comme mesure privilégiée pour réprimer les crimes commis durant la Seconde guerre mondiale ainsi que d’autres crimes qui auraient pu ou pourraient être commis. Elle recommande aussi la modification des lois d’immigration et de citoyenneté afin de permettre la révocation de cette dernière et l’expulsion de personnes qui auraient caché leur passé criminel au moment de leur entrée au Canada. Elle propose aussi des poursuites pénales contre 29 personnes et des enquêtes supplémentaires contre 220 autres. La seconde partie du rapport – confidentielle – offre une analyse détaillée de ces 29 cas sur lesquels la Commission a enquêté davantage. Six mois après le dépôt du rapport, les lois sont modifiées en accord avec les propositions de la Commission, des unités spécialisées sont créées au sein du gouvernement et des poursuites – somme toute éparses et sans grand succès – sont engagées.

En 1987, le juge Deschênes abandonne son ambition de siéger à la Cour internationale de justice, « sa grande illusion », comme il la désigne lui-même, à la suite de la décision du Canada de se retirer du concours pour le siège du juge Roberto Ago, dont l’Italie souhaite finalement renouveler le mandat. Il sera nommé juge au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) en 1993, et du Rwanda, en 1994. Il contribue à la rédaction des règles de preuve et de procédure du TPIY, jouant un rôle critique dans l’imposition du français comme langue officielle au même titre que l’anglais. Il participe de plus, sous la présidence du juge Antonio Cassese, à la très cruciale décision sur la juridiction rendue par la Chambre d’appel du tribunal dans l’affaire Tadić. Ardent défenseur de la justice internationale pénale, en laquelle il croit pour sa force de dissuasion, il aura connu, avant sa mort, l’adoption du Statut de la Cour pénale internationale en 1998, qu’il considérait comme la plus grande réussite des défenseurs de droits humains depuis l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme en 1948. Il rédige d’ailleurs les commentaires aux articles 38 à 41 du Statut.

Il meurt en 2000, à l’âge de 76 ans.

Fannie LAFONTAINE
 
Professeure à la Faculté de droit de l’Université Laval
Titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la justice internationale pénale et les droits fondamentaux
 
* L’auteure remercie Mme Camille Marquis-Bissonnette pour son aide précieuse dans la préparation de ce portrait

 

 

Sources : P. Petraglia, « Grand diner d’automne à l’addum : le juge Jules Deschênes honoré », Journal du Barreau, 1998, vol.30, n° 1Dictionnaire des auteurs de langue française en Amérique du Nord, Éditions Fides, Montréal, 1989 ; J. Deschênes, Sur la ligne de feu : autobiographie d’un juge en chef, Montréal, Stanké, 1988, 506 p. ; Les criminels de guerre : la Commission Deschênes, Service d’information et de recherche parlementaires, 1998

 

BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE

 

Ouvrages

 Les plateaux de la balance, Montréal, Léméac, 1979, 265 p.

The Sword and the Scales, Toronto, Butterworths, 1979, 216 p. 

Ainsi parlèrent les tribunaux : conflits linguistiques au Canada 1968-1980, Montréal, Wilson & Lafleur, 1980, tome 1, 503 p.

Avec S. Shetreet (Eds.). Judicial Independence: the Contemporary Debate, Dordrecht Martinus Nijhoff Publishers, 1985, 700 p.

Ainsi parlèrent les tribunaux : conflits linguistiques au Canada 1980-1985, Montréal, Wilson & Lafleur, 1985, tome 2

Sur la ligne de feu : autobiographie d’un juge en chef, Montréal, Stanké, 1988, 506 p.

 

Articles 

« Justice et pouvoir », Revue générale de droit, 1980, vol.11, n° 1, pp. 345-356

« L’affaire Marier », McGill Law Journal, 1981, vol. 26, n° 3, pp. 556-559

« L’évolution historique du statut juridique des langues au Canada », Les Cahiers de droit, 1983, vol. 24, n° 1, pp. 23-40

« Le rôle de la Sous-Commission sur la lutte contre la discrimination et la protection des minorités », Revue québécoise de droit international, 1985, vol. 2, pp. 215-229

« Qu’est-ce qu’une minorité », Les Cahiers de droit, 1986, vol. 27, n° 1, pp. 255-291

« Variations sur le thème des droits humains à l’ONU », Canadian Human Rights Yearbook, 1987, pp. 159-186

« The Language Issue : Freedom of Expression in Québec (Canada) », Law/Technology, 1990, vol. 23, n° 2, pp.53-69

« Sale of Children and the Exploitation of Child Labour », International Review of Criminal Policy, 1990, vol. 39, pp. 25-30

« Toward International Criminal Justice », Criminal Law Forum, 1994, vol. 5, n° 2-3, pp. 249-278

« Le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie », International Peace and Security, Conseil Canadien de droit international, 1994, pp. 64-66

« Toward International Criminal Justice », in R. S. Clark and M. Sann (Eds.), The Prosecution of International Crimes, 1996, pp. 29-58

« La prévention et la répression du génocide », Revue québécoise de droit international, 1998, vol. 11, n° 2, pp. 279-283

Avec C. Staker, « Chambers : Article 39 », in Commentary on the Rome Statute of the International Criminal Court. Observer’s Notes, Article by Article, vol. 2, 1999, pp. 611-614

Avec C. Staker, « Excusing and Disqualification of Judges : Article 41 », in Commentary on the Rome Statute of the International Criminal Court. Observer’s Notes, Article by Article, vol. 2, 1999, pp. 625-626

Avec C. Staker, « Independence of Judges : Article 40 », in Commentary on the Rome Statute of the International Criminal Court. Observer’s Notes, Article by Article, vol. 2, 1999, pp. 961-965

Avec C. Staker, « The Presidency : Article 38 », in Commentary on the Rome Statute of the International Criminal Court. Observer’s Notes, Article by Article, vol. 2, 1999, pp. 611-614

« Justice and Crimes against Humanity », in Bhatia G.S et al. (Eds.), Peace Justice and Freedom : Human Rights Challenge for the New Millenium, 2000, p. 157

 

Autres 

London-Edinburgh and Ottawa-Quebec: A Study in Parallels, Canadian Institute for Advanced Legal Studies, 1979

Le droit des minorités. [3] Entrevue avec le juge Deschênes, Conférence internationale de droit constitutionnel, Québec, 1985

United Nations, Seventh United Nations Congress on the Prevention of Crime and the Treatment of Offenders, Department of Economic and Social Affairs, New York, 1986, A/Conf.121/22/Rev.1

Rapport de la Commission d’enquête sur les criminels de guerre au Canada : La Commission Deschênes, Ministère des Approvisionnement et Services du Canada, 1986

De droit et de charte : allocution présidentielle, Carleton University, Ottawa, 1992