PIZAN

Photo : BNF

CHRISTINE DE PIZAN

(vers 1365 – vers 1430)

 

Présenter Christine de Pizan, femme de lettres du Moyen Age, comme une « internationaliste » pourra étonner, d’abord, en raison de l’anachronisme qui s’attache à ce qualificatif, l’invention du mot « international » par Bentham en 1780 étant bien postérieure au passage sur terre de Pizan. A cette époque, le processus de formation des Etats, au sens contemporain du terme, était à peine entamé, quand l’idée d’un ordre juridique agençant leurs relations flottait encore dans les limbes. De plus, Pizan n’est pas une femme de loi mais une intellectuelle « touche-à-tout » ignorée des juristes – à l’exception notable de Nys qui lui a consacrée plusieurs études, ou de rares auteurs comme Anzilotti qui mentionne son apport dans son Cours de droit international (vol. I, trad. G. Gidel, Sirey, 1929). Elle a, par la suite, rejoint les oubliettes du droit international, alors que depuis la fin du XXsiècle, la redécouverte de son œuvre fait l’objet d’amples études dans d’autres domaines des sciences humaines et sociales.

Pourtant, son Livre des faits d’armes et de chevalerie constitue l’un des premiers textes connus sur le droit de la guerre, au point que Pizan a pu être présentée non sans emphase comme la « mère du droit international » (M. T. Guerra Medici), supplantant de la sorte un Grotius dont la paternité était déjà fort douteuse (Ch. Leben). Au panthéon des « pères » fondateurs du droit international, hanté par des hommes, Pizan devrait occuper une place de choix : elle n’est pas seulement la première femme à avoir écrit sur le droit « international » ; elle fait partie de ses tout premiers auteurs connus, avant même Vitoria, Gentili et autres Suarez.

Femme de lettres et pionnière féministe

Fille d’un physicien astrologue de Bologne, Christine de Pizan est née en 1364 ou 1365 à Venise. Son père invité à la Cour par Charles V, elle rejoint vers l’âge de cinq ans le Royaume de France où elle sera éduquée. Mariée à quinze ans, elle est veuve à vingt-cinq. Elle se met à l’écriture pour subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille, notamment ses trois enfants. Ses manuscrits – l’imprimerie sera inventée une vingtaine d’années après sa mort – se diffusent avec grand succès auprès des princes et mécènes de l’époque, dont nombreux furent ses protecteurs. Elle est vraisemblablement la première femme à avoir vécu de sa plume.

Son œuvre, abondante et variée, « renferm[e] de charmantes poésies aussi bien que d’austères traités philosophiques et historiques » (S. Solente, p. 14). Contemporaine de Jeanne d’Arc, elle lui dédia un poème en 1429. C’est aussi une épistolière de renom. Sa participation au débat sur le Roman de la rose, célèbre poème du XIIIsiècle, en réfutation du discours misogyne de Jean de Meung, a selon certaines analyses contemporaines posé les premiers jalons du féminisme. Parmi ses œuvres les plus connues, La Cité des dames (1405) est un récit allégorique d’une ville habitée exclusivement par de grandes femmes du passé et du présent, qui est lui-même parfois présenté comme l’un des premiers ouvrages féministes de la littérature. Il n’est dès lors guère étonnant que Pizan, abandonnant « quenouilles, fillasses et choses de ménage » (Le livre des faits d’armes…, Première partie, I), se soit saisie de sujets perçus à l’époque – et encore aujourd’hui… – comme « masculins » : la guerre et les armes.

Aux origines du droit de la guerre

Le Livre des faits d’armes et de chevalerie (1410), qui aurait été commandé par Jean sans Peur, duc de Bourgogne, pour le dauphin Louis de Guyenne (Ch. Cannon Willard), est un manuel de guerre, destiné en premier lieu à ceux qui la font. Plusieurs passages sont directement tirés d’écrits antérieurs sur ces questions, ceux des Romains Végèce et Frontin, le Tractatus de bello du juriste bolognais Legnano, mais surtout L’arbre des batailles d’Honoré Bouvet (ou Bonet), avec qui elle se met en scène dans les deux dernières parties de l’ouvrage, à travers un dialogue de maître à élève sur les « droits d’armes selon le droit coutumier et le droit écrit ».

Le Livre mêle ce qui relève de l’art de la guerre (conseils stratégiques, qualités requises pour les combattants, techniques de guerre etc.) aux règles applicables à la matière, jus ad bellum comme jus in bello.

La première partie du Livre s’ouvre ainsi sur des propos relatifs à la « guerre juste ». Pizan écrit que les guerres entreprises pour une juste cause sont autorisées par Dieu (Première partie, II). Seuls les « princes souverains » ou autres « chefs principaux de juridictions temporelles » ont néanmoins le droit de les entreprendre (ibid., III). Elle identifie cinq motifs à l’origine des guerres, dont trois « de droit » : le soutien du droit et de la justice (par exemple pour défendre l’Eglise, ou aider un allié ou un vassal) ; la réponse à des atteintes « à la contrée, au pays et au peuple » ; et l’action militaire entreprise pour récupérer des terres usurpées par d’autres. A ceux-là s’ajoutent deux motifs « de volonté » : la vengeance de pertes subies ; et la conquête de territoires étrangers ou de seigneuries (ibid., IV). Le dialogue avec Honoré Bouvet est aussi l’occasion d’établir que l’Empereur n’a pas le droit de faire la guerre au Pape (Troisième partie, II), à l’inverse de ce dernier qui peut engager les armes contre le premier (ibid., III) ; ou encore que le souverain qui mène une guerre « juste » bénéficie d’un droit de passage inoffensif sur des territoires étrangers pour se diriger vers son ennemi, ce sans avoir à fournir des otages (ibid., XI).

De nombreuses questions ressortissant au jus in bello de l’époque sont également abordées dans l’échange entre Pizan et Bouvet. Il est par exemple établi que certaines ruses sont interdites (ibid., XIII), ou que selon les coutumes de la guerre, les prisonniers doivent être épargnés et même protégés. A cet égard, si la rançon est autorisée notamment dans les guerres entre nations, elle ne doit pas être excessive (ibid., XVII). D’autres questions trouvant un écho dans le droit international contemporain sont encore abordées, telles que l’inviolabilité des ambassadeurs (ibid., XXII), la violation de la trêve, voire l’exception d’inexécution des traités (Quatrième partie, IV) ou encore les représailles (ibid., VI).

Prémices du droit international

Pizan puise à diverses sources ces normes qui encadrent la guerre, qu’elle intervienne entre nations ou entre seigneurs. Si le droit civil est occasionnellement convoqué (par exemple pour établir que le butin doit revenir au souverain qui a payé les gens d’armes – Troisième partie, XV), la mobilisation du droit divin, canonique, de la morale, des précédents, et surtout des « coutumes de la guerre » préfigure un droit des gens dont l’émancipation du droit naturel et la systématisation attendront encore longtemps. Le Livre de faits d’armes et de chevalerie témoigne en tout état de cause qu’au regard du droit de la guerre, « noyau du droit international, […] la pensée médiévale est loin d’avoir été aussi stérile qu’on se le figure communément » (Nys). C’est aussi en cela que l’œuvre de Christine de Pizan mérite d’être tirée de l’oubli internationaliste.

 

Franck LATTY  

Professeur à l’Université Paris Nanterre
Directeur du Centre de droit international de Nanterre (CEDIN)

 

 

Sources : F. Autrand, Christine de Pizan, Paris, Fayard, 2009, 506 p., spec. pp. 289-296 ; H. Bonnet, L’arbre des batailles (avec une introduction de E. Nys), Bruxelles, C. Muquardt, 1883, 257 p. ; Ch. Cannon Willard, « Introduction », in Ch. de Pizan, The Book of Deeds of Arms and of Chivalry, University Park, The Pennsylvania State University Press, 1999, pp. 1-9 ; B. A. Carroll, « Christine de Pizan and the Origins of Peace Theory », in H. L.  Smith (Ed.), Women writers and the Early Modern British Political Tradition, Cambridge UP, 1998, pp. 22-39 ; M. T. Guerra Medici, « The Mother of International Law : Christine de Pisan », Parliaments, Estates and Representation, vol. 19, 1999, n° 1, pp. 15-22 ; Ch. Leben, « Grotius : père du droit international », in Dictionnaire des idées reçues en droit international, Paris, Pedone, 2017, pp. 279-285 ; E. Nys, « Honoré Bonet et Christine de Pisan », Revue de droit international et de législation comparée, t. XIV, 1882, p. 451 ; E. Nys, Les origines du droit international, Bruxelles, A. Castaigne, 1894, 414 p. ;  E. Nys, Christine de Pisan et ses principales œuvres, La Haye : M. Nijhoff, 1914, 83 p. B. Ribémont, « Christine de Pizan, la justice et le droit », Le Moyen Age, vol. CXVIII, n° 1, 2012, pp. 129-168 ; S. Solente, « Christine de Pisan », Histoire littéraire de la France, n° 40, 1969 ; page Wikipedia consacrée à Christine de Pizan.

 

BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE

Il existe 25 manuscrits du Livre de faits d’armes et de chevalerie. Les deux plus importants, parce qu’ils ont été copiés sous le contrôle de Christine de Pizan pour les offrir à des mécènes, sont les suivants :

Livre de faits d’armes et de chevalerie, Paris, BnF, fr. 603, feuillets 1-80

Livre de faits d’armes et de chevalerie, Bruxelles, KBR, 10476

Aucune traduction de l’ouvrage en français moderne n’a encore été réalisée. Une édition critique du texte a été réalisée dans le cadre d’une thèse de doctorat soutenue le 17 juin 2019 à l’Université Sorbonne nouvelle Paris 3 par Lucien Dugaz (dir. : Gabriella Parussa).

Le Livre de faits d’armes et de chevalerie a été l’objet d’une traduction en anglais moderne, qui est à l’heure actuelle la version de l’oeuvre la plus accessible pour qui ne lit pas le français médiéval :

Ch. de Pizan, The Book of Deeds of Arms and of Chivalry, University Park, The Pennsylvania State University Press, 1999