RIGAUX

Photo : Académie de droit international de La Haye. Avec l’aimable autorisation du Secrétaire général

FRANÇOIS RIGAUX

(1926-2013)

 

François Rigaux est né en 1926 à Ixelles (Belgique). Après un baccalauréat de philosophie (1945), il s’oriente vers des études de droit. Il est docteur en droit en 1947 puis licencié en sciences criminelles l’année suivante et agrégé de l’enseignement supérieur en droit (1956). Il exerce comme avocat au barreau de Bruxelles de 1947 à 1954, avant de remplir les fonctions de procureur du roi jusqu’en 1963.

Rigaux est l’auteur d’une thèse soutenue en 1956 sur la théorie des qualifications en droit international privé, thèse « magistrale [qui] installe d’emblée son auteur dans le cénacle relativement fermé des maîtres d’une discipline quelque peu ésotérique pour le commun des juristes » (J. Verhoeven). Dès 1955, il rejoint, à l’appel de Jean Dabin, l’Université catholique de Louvain, où il sera nommé professeur ordinaire en 1961. Il y exercera les fonctions de doyen (1980-1984) puis de président du département de droit international jusqu’à son départ à la retraite en 1990. Il sera un professeur émérite très actif jusqu’à son décès le 1er décembre 2013 à l’âge de 87 ans.

Si les enseignements de Rigaux ont porté essentiellement sur le droit international privé et le droit civil belge, ses travaux de recherche embrassent presque toutes les disciplines juridiques : théorie du droit, histoire du droit, droit constitutionnel, droits de l’homme, droit des libertés, droit international public et privé, droit judiciaire, droit des nouvelles technologies etc. Cette pluridisciplinarité est le signe d’une curiosité intellectuelle aiguisée qui irrigue une œuvre immense dont la diversité le dispute à l’originalité, et la quantité à la qualité.

Un empêcheur de penser en rond

Dès ses travaux doctoraux, Rigaux n’hésite pas à prendre l’exact contrepied de grands auteurs comme Bartin, à l’origine de qualifications doctrinales qu’il juge trompeuses. Nombre de ses écrits ont par la suite déconstruit des notions ou désenclavé des catégories juridiques bien installées – ainsi de la distinction entre le droit public et le droit privé, du positivisme étatique qui lie irrémédiablement le droit à la personne de l’Etat, de l’alternative entre monisme et dualisme, des rapports entre droit international public et privé.

Dans la lignée de Santi Romano même s’il ne s’y réfère guère, Rigaux est ainsi l’un des pionniers du pluralisme juridique. A côté de l’ordre international et de la multiplicité des ordres étatiques, Rigaux identifie divers ordres interétatiques particuliers à vocation restreinte, mais également de nombreux ordres juridiques « déterritorialisés » évoluant au sein de l’« espace transnational » : ordres juridiques religieux, règles de milieux professionnels spécifiques (Rigaux ne décèle pas de lex mercatoria unitaire), ordres sportifs etc., qui induisent un « système de relativité généralisée » dont son cours général à La Haye portera l’intitulé. Dans son Traité de droit international privé qui s’ouvre sur la question de la pluralité des ordres juridiques, Rigaux constate ainsi : « En l’absence d’un métasystème et parce que chaque ordre juridique particulier est autonome, il règle à sa manière et selon la perspective qui lui est propre les relations qu’il entretient avec les autres systèmes, pure modalité de son propre fonctionnement » (p. 13).

Un juriste politiquement engagé

Le cheminement de Rigaux hors des sentiers battus est, dans les années 1970, largement guidé par la théorie marxiste. Dans son Introduction à la science du droit de 1975, il refuse d’envisager le droit – y compris, voire surtout, le droit international – comme un outil neutre : il est au contraire le langage du pouvoir. Rigaux voit dans le droit des pays occidentaux un droit bourgeois au service de la classe au pouvoir. La distinction entre droit public et droit privé est en ce sens présentée comme un « artifice architectural dissimulant le véritable plan de l’édifice » construit pour garantir la propriété privée. Ces considérations ne sont d’ailleurs pas absentes de son commentaire brillamment acide de la sentence Texaco-Calasiatic, qui reproche à l’arbitre René-Jean Dupuy de faire le jeu des grandes entreprises privées au détriment de l’intérêt collectif des peuples (« Des dieux et des héros… », RCDIP, 1978).

Derrière le juriste point le citoyen engagé qui n’entend pas rester confortablement abrité sous une apparence de neutralité scientifique. Le verbe haut, la plume acerbe, Rigaux se fait militant de la liberté et des droits des peuples. Dans les pas de l’homme politique italien Lelio Bosso, il s’investit dans la mise en place et le fonctionnement de tribunaux d’opinion, conçus sur le modèle du tribunal imaginé par Bertrand Russell et présidé par Jean-Paul Sartre pour juger les crimes commis par les États-Unis d’Amérique au Vietnam. Rigaux participe au tribunal « Russell II » sur les violations des droits de l’homme par les dictatures d’Amérique latine. Créé en 1973, ce tribunal composé d’une trentaine d’intellectuels constatera les « crimes contre l’humanité » perpétrés au Brésil, au Chili, en Bolivie, en Uruguay.

A travers la Fondation pour le droit et la libération des peuples qu’il préside, Rigaux est à l’origine de la Déclaration universelle des droits des peuples, signée à Alger le 4 juillet 1976, puis de la création en 1979 du Tribunal permanent des peuples. Cette « instance éthique », à la tête de laquelle Rigaux est porté, destinée à répondre au « besoin de justice » des peuples opprimés, prononcera plusieurs « jugements » concernant le Sahara occidental, le génocide arménien, le Tibet etc. Défenseur du peuple palestinien, Rigaux parrainera la mise en place du tribunal Russell pour la Palestine. Le militantisme juridique de Rigaux confine néanmoins à l’aveuglement lorsque, président de l’Association Belgique-Kampuchéa, il se rend au Cambodge en août 1978 à l’invitation des Khmers rouges sans discerner, ni condamner a posteriori, les horreurs commises par le régime en place.

Reconnaissance institutionnelle d’un homme de paradoxes

Chez Rigaux, la dénonciation des faux-semblants jouxte une approche utopique du droit ; la pensée marxiste va de pair avec l’affirmation du droit transnational des pouvoirs privés ; un engagement profond en faveur des droits fondamentaux doit cohabiter avec une complaisance difficilement compréhensible envers le régime de Pol Pot. Assurément, François Rigaux était homme de paradoxes.

Cela n’a pas empêché que ses talents fissent l’objet d’une reconnaissance institutionnelle protéiforme : il a été assesseur de la section de législation du Conseil d’État belge (1966-1991), membre de l’Institut de droit international, membre de l’Académie royale de Belgique, docteur honoris causa de l’Université de Dijon (1981), président de la Revue belge de droit international à partir de 1990. En 1996, il est l’un des trois juges internationaux choisis par le président de la Cour internationale de Justice pour siéger au sein de la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine. Il est également juge ad hoc désigné par l’Iran dans l’affaire des Plates-formes pétrolières. Au jugement au fond du 6 novembre 2003, il joint une opinion individuelle remarquée qui dénonce, quelques mois après l’invasion de l’Irak par les États-Unis d’Amérique, une certaine doctrine américaine remettant en question l’autorité du droit international. A la CIJ aussi, le droit était pour Rigaux un moyen de faire de la politique.

 

Franck LATTY

Professeur à l’Université Paris 13, Sorbonne Paris Cité

 

Sources : J.-Y. Carlier, M. Fallon, J. Verhoeven, « François Rigaux, explorateur engagé », Journal des tribunaux, 2014, vol. 12, n° 6556, pp. 216-218 ; P. Gothot, « François Rigaux ou la chute des masques », in Nouveaux itinéraires en droit. Hommage à François Rigaux, Bruxelles, Bruylant, 1993, pp. 3-25 ; J. Louvrier, « Le Tribunal Russell II pour l’Amérique latine (1973-1976) : Mobiliser les intellectuels pour sensibiliserl’opinion publique internationale » ; X. Thunis, « François Rigaux, un juriste singulier », in F. Rigaux, La privée. Une liberté parmi les autres ?, Bruxelles, Larcier, 1992, pp. 279-301 ; J. Verhoeven, « En guise d’introduction », in Nouveaux itinéraires en droit, op. cit., pp. xix-xxiii et « François Rigaux ou le retour des masques », id., pp. 27-56 ; Notice sur le site de l’Académie royale de Belgique

 

BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE

 

Ouvrages

La théorie des qualifications en droit international privé, Bruxelles/ Paris, Larcier/ Durand-Auzias, 1956, 529 p.

Introduction à la science du droit, Bruxelles, Vie ouvrière, 1975, 407 p.

Droit public et droit privé dans les relations internationales, Paris, Pedone, 1977, 486 p.

Droit international privé, Bruxelles, Larcier, t. Ier (2e éd., 1987), t. II (1979, 2ème édit. avec M. Fallon, 1993)

La protection de la vie privée et des autres biens de la personnalité, Bruxelles/Paris, Bruylant/LGDJ, 1990, 849 p.

Pour une déclaration universelle des droits des peuples, Bruxelles, Vie ouvrière, 1990, 169 p.

La vie privée, une liberté parmi les autres, Bruxelles, Larcier, 1992, 317 p.

Plaisir, interdits et pouvoir : une analyse des discriminations fondées sur le sexe, l’orientation sexuelle et la race, Antwerpen, Kluwer, 2000, 236 p.

Guerres et interventions dans le Sud-Est européen, Paris, Pedone, 2004, 317 p.

 

Cours

« Le conflit mobile en droit international privé », RCADI, 1966-I, vol. 117, pp. 327-444

« Les situations juridiques individuelles dans un système de relativité générale », RCADI, 1989-I, vol. 213, pp. 9-407

 

Articles

« Droit public et droit privé dans l’ordre juridique international », Mélanges Jean Dabin, Bruxelles, Bruylant, 1963, pp. 247-263 (article mis en ligne avec l’aimable autorisation des Editions Larcier)

« L’incidence des conventions internationales sur le droit civil », RBDI, 1966-I, pp. 278-282

« Le droit international et le droit étranger à la Cour de cassation », RBDI, 1967-I, pp. 52-68

« Réflexions sur les rapports entre le droit international privé et le droit des gens », Libro-homenaje a D. Antonio de Luna, Madrid Instituto Francisco de Vitoria de derecho internacional, 1969, pp. 569-578

« Les tendances actuelles du droit international privé belge », RBDI, 1975-1, pp. 1-31

« Des dieux et des héros. Réflexions sur une sentence arbitrale », Revue critique de droit international privé, 1978, pp. 435-459

« Le pluralisme juridique face au principe de réalité », Estudios de Derecho internacional, Homenaje al Profesor Miaja de la Muela, Madrid, Tecnos, 1979, pp. 291-301

« The Algiers Declaration of the Rights of Peoples », in A. Cassese (Ed.), UN Law / Fundamental Rights, Alphen, Sijthoff & Noordhoff, 1979, pp. 211-223

« Le droit des peuples », Mélanges Fernand Dehousse. Les progrès du droit des gens, Paris/Bruxelles, F. Nathan/Labor, 1979, pp. 89-95

« Souveraineté des États et arbitrage transnational », Le droit des relations économiques internationales, Etudes offertes à Berthold Goldmann, Paris, Litec, 1982, pp. 261-279

« Le crime d’Etat : réflexions sur l’article 19 du projet d’article sur la responsabilité des Etats » in Le droit international à l’heure de sa codification, Etudes en l’honneur de Roberto Ago, Milan, Ed. A. Giuffrè, 1987, pp. 301-325

« Droit privé matériel et règles de conflit de lois », RBDI, 1991-2, pp. 385-397

« La liberté de la vie privée », Revue internationale de droit comparé, 1991, pp. 539-563

« Les sociétés transnationales », in M. Bedjaoui (dir.), Le droit international : bilan et perspectives, Paris, Pedone/Unesco, 1991, pp. 129-139 (article mis en ligne avec l’aimable autorisation des Éditions Pedone)

« Quelques réflexions sur l’illicéité dans le commerce international », in E. Loquin, C. Kessedjian, L’illicite dans le commerce international, Paris, Litec, 1996, pp. 541-556

« Les peuples, entre l’individu et l’humanité », in Ch. Apostoldis, G. Fritz, J.-C. Fritz (dir.), L’humanité face à la mondialisation, Paris, L’Harmattan, 1997, pp. 29-34

« Hans Kelsen on International Law », EJIL, 1998, vol. 9, n° 2, pp. 325-343

« Droit constitutionnel et droit international privé », Mélanges en hommage à Michel Waelbroeck, Bruxelles, Bruylant, 1999, pp. 111-137 (article mis en ligne avec l’aimable autorisation des Editions Larcier)

« Le concept de territorialité : un fantasme en quête de réalité », Liber Amicorum Mohammed Bedjaoui, La Haye, Kluwer Law International, 1999, pp. 211-222

« L’opacité du fait à l’illusoire limpidité du droit », Droit et société, 1999, n° 41, pp. 85-97

« D’un nouvel ordre économique international à l’autre », in Souveraineté étatique et marchés internationaux à la fin du 20ème siècle : à propos de 30 ans de recherche au CREDIMI. Mélanges en l’honneur de Philippe Kahn, Paris, Litec, 2000, pp. 689-717

« Les paradoxes de la protection de la vie privée », La protection de la vie privée dans la société d’information, t.1, Paris, PUF,2000,pp. 49-59

« L’immigration : droit international et droits fondamentaux », in Les droits de l’homme au seuil du troisième millénaire, Mélanges en hommage à Pierre Lambert, Bruxelles, Bruylant, 2000, pp. 693-722 (article mis en ligne avec l’aimable autorisation des Éditions Larcier)

« Les demandes reconventionnelles devant la Cour internationale de Justice », Liber Amicorum Judge Shigeru Oda, La Haye, Kluwer Law International, 2002, pp. 935-945

« Quelle force au service de quel droit ? », in M.-C. Caloz-Tschopp, Le devoir de fidélité à l’Etat entre servitude, liberté, (in)égalité. Regards croisés, Paris, L’Harmattan, 2004, pp. 49-69

« La condition des victimes de crimes de droit international », Man’s Inhumanity to Man. Essays in International Law in Honour of Antonio Cassese, La Haye, Kluwer Law International, 2003, pp. 771-790

« Opinions dissidentes, opinions séparées et opinions convergentes : l’unanimité dans l’exercice de la fonction judiciaire », in Mélanges Jacques van Compernolle, Bruxelles, Bruylant, 2004, pp. 573-684 (article mis en ligne avec l’aimable autorisation des Éditions Larcier)

« De la noosphère à la noopolitique. La mise en réseaux du savoir et du pouvoir », in Liber amicorum Paul Maertens, Bruxelles, Larcier, 2007, pp. 967-982 (article mis en ligne avec l’aimable autorisation des Éditions Larcier)

« L’apport des juristes belges à la doctrine du droit international », Droit du pouvoir et pouvoir du droit, Mélanges offerts à Jean Salmon, Bruxelles, Bruylant, 2007, pp. 543-553 (article mis en ligne avec l’aimable autorisation des Editions Larcier)

« Les fondements philosophiques des droits de l’homme », RTDH, 2007, pp. 307-349

« Le pain amer de l’exil », revue en ligne (Re)penser l’exil, 14 février 2012

 

Video

« International Conference Is there a Court for Gaza ? », On the Jurisdiction of the International Criminal Court, Rome, 22 mai 2009

Entretien sur le site de l’Académie royale de Belgique

 

Hommage

Nouveaux itinéraires en droit. Hommage à François Rigaux, Bruxelles, Bruylant, 1993, 659 p.

International Law in Motion. Some New Insights. A Tribute to  Late Professor François Rigaux, Louvain-la-Neuve, Presses universitaires de Louvain, 2020, 386 p.