TRUYOL Y SERRA

Photo : Académie de droit international de La Haye (avec l'aimable autorisation du Secrétaire général)

ANTONIO TRUYOL Y SERRA

(1913-2003)

 

L’action du professeur Truyol y Serra peut se résumer simplement : comprendre, à l’aide de la philosophie et de l’histoire du droit, pour transmettre, en tant qu’enseignant et à travers son rôle de juge constitutionnel. Il avait pleinement conscience du caractère éthique de sa position au sein de la société et il l’exerçait avec déférence et intégrité.

Une vie au cœur de l’Histoire

Antonio Truyol y Serra est né le 4 novembre 1913 à Saarbrücken de parents majorquins venus en Allemagne pour chercher meilleure fortune. Avec le début de la Première Guerre mondiale vint le premier retour en Espagne, dans la ville d’origine de son père, Inca, sur l’ile de Majorque. S’ensuivit un long séjour à Genève, après la fin de la guerre, de 1920 jusqu’au retour à Saarbrücken en 1924 où Don Antonio obtint son baccalauréat au lycée français en 1932. C’est l’année du retour définitif en Espagne. À 19 ans à peine, il est déjà polyglotte – espagnol, allemand, français – et s’est familiarisé avec plusieurs cultures européennes, d’où un intérêt inné pour les questions internationales.

Son aventure juridique commença avec une licence en droit de 1932 à 1936. Après l’inertie académique provoquée par la terrible guerra de España de 1936 à 1939, il poursuivit ses études et rencontra Else Wintrich, ressortissante allemande. Ils se marièrent en 1941 et eurent trois enfants. Ce mariage empêcha Don Antonio de postuler à une carrière diplomatique malgré son enthousiasme pour les relations internationales : une loi de l’époque prohibait aux personnes mariées à des étrangers d’exercer dans ce domaine. Dès lors, il se dirigea vers l’enseignement et fut assistant puis professeur adjoint de philosophie du droit à la faculté de droit de l’Université de Madrid de 1941 à 1945. La philosophie du droit fut une de ses premières passions, avec Saint Augustin et Vitoria et cela se ressentira dans toute son œuvre. La non-participation de l’Espagne aux hostilités de la Seconde Guerre mondiale lui permit de soutenir sa thèse en 1945 sous la direction de Antonio de Luna.

Le monde académique s’ouvrit à lui. D’abord brièvement professeur en 1946 à La Laguna, sur l’ile de Tenerife, il obtint de 1946 à 1957 la chaire de philosophie du droit à l’Université de Murcie. Parallèlement, il enseigna à l’université de Lisbonne de 1950 à 1966, université qui le fit docteur honoris causa en 1959, donna un cours à l’Institut des hautes études internationales de Paris en 1954, sortit le premier tome de son monument Historia de la Filosofía del Derecho y del Estado – dont le 3e et dernier tome ne sortira qu’à titre posthume – et dirigea de 1954 à 1960 la section de droit international de l’Institut Francisco de Vitoria.

La consécration vint avec sa nomination en 1957 à la chaire de droit et relations internationales puis de droit international public de la faculté de science politique et de sociologie de l’Université Complutense de Madrid, poste qu’il tint jusqu’en 1983. Durant cette période, il donna trois cours en français à l’Académie de droit international de La Haye, synthétisant sa pensée. Ses convictions transparaissent aussi dans ses publications : l’idée de communauté internationale dans La Teoría de las Relaciones internacionales como Sociología en 1963, la nécessité des droits de l’Homme avec Los Derechos humanos en 1968, dans la prolongation de la philosophie du droit limitant les pouvoirs de l’État souverain, et l’avenir des Communautés européennes avec La Integración europea. Idea y Realidad en 1972, intégration qu’il voyait comme une exigence impérative, tant éthique que politique. C’est également à cette époque qu’il fut accueilli dans de grandes sociétés scientifiques : membre de l’Académie des sciences morales et politiques espagnole en 1972 dont il fut vice-président en 1989, membre du Curatorium de l’Académie de droit international de La Haye à partir de 1975 et directeur adjoint du Conseil supérieur de la recherche scientifique de 1980 à 1984.

Suite à la chute de Franco, sa nomination en 1981 comme magistrat du naissant Tribunal Constitucional lui donna la possibilité de passer de la théorie à la pratique. Don Antonio comprit toute l’importance de ce rôle. Jusqu’en 1990, son influence, inspirée par le respect des droits fondamentaux, a façonné le nouvel État de droit espagnol. Dans l’intervalle, il prit sa retraire en 1983 et fut nommé membre de l’Institut de droit international en 1985. L’île paternelle reconnut l’académicien et il fut fait docteur honoris causa de l’Université des Baléares en 1996.

Antonio Truyol y Serra s’éteignit le 1er octobre 2003 à Torrelodones, à quelques dizaines de kilomètres au Nord-Est de Madrid, à l’âge de 89 ans. L’université de Murcie le fit docteur honoris causa à titre posthume l’année suivante.

La complémentarité entre droit naturel et droit positif

Philosophe du droit proche d’Alfred Verdross, le professeur Truyol y Serra conçoit le droit naturel dans la continuité de la théologie morale espagnole des XVIe et XVIIe siècles avec Vitoria et Suárez. Il le voit comme un cadre légitimant ou excluant le droit positif. Représentant les valeurs intersubjectives de l’omnium gentium, le droit naturel donne licence au juge dans l’interprétation des droits et libertés constitutionnels, qui se retrouvent, depuis 1945, dans la plupart des droits internes. À cet égard, il est aussi le fondement des droits de l’Homme. Mais le droit naturel n’est pas conçu comme un droit statique. Sa portée et ses principes dépendent des réalités sociales changeantes auxquelles il est renvoyé. L’ajustement se fait grâce au droit positif. Celui-ci répond aux besoins juridiques prosaïques de chaque société tout en étant un élément d’adaptation du droit naturel.

La légitimation du droit international

Le professeur Truyol y Serra rappelle, en particulier dans son Histoire du droit international public et dans ses cours de La Haye, deux principes importants : le droit international est le fruit d’une longue création intellectuelle, certes principalement européenne, mais qui s’est étendue au monde et qui existe, au moins, depuis le Moyen Age ; malgré les tensions entre sauvegarde de l’individualisme des États et dilatation de cet esprit dans un « moi collectif », les solutions actuelles apportées sont les pires à l’exclusion de toutes les autres. À travers les siècles, il constate la progression de la société internationale. Le rôle du droit international, et en particulier des droits de l’Homme, est d’encadrer l’État dans sa vie en société. Et ce dernier n’est capable d’atteindre sa réalisation entière qu’en faisant participer ses citoyens à la vie matérielle et spirituelle de l’humanité tout entière. C’est un de ses devoirs. « Or la société internationale implique nécessairement un ordre tendant à la justice, condition de la paix. Cet ordre est le droit international » (Cours général à l’Académie, p. 141).

Charles-Maurice MAZUY  

Doctorant à l’Université Panthéon-Assas (Paris 2)

 

Sources : R. Mesa, Antonio Truyol y Serra, in Revista Española de Derecho Internacional, Vol. 55, n° 2 (Julio-Diciembre 2003), pp. 661-663 ; Antonio Truyol y Serra. Notas para un recuerdo, in Isegoría, n° 29, 2003, pp. 285-291 ; R. Mesa, « Perfil biográfico del profesor Truyol y Serra » et M. Medina, « El pensamiento internacionalista del profesor Truyol y Serra », in Pensamiento jurídico y sociedad internacional. Libro-homenaje al profesor D. Antonio Truyol Serra, Madrid, Centro de Estudios Constitucionales, Universidad Complutense de Madrid, 1986, pp. 5-14 et 15-28.

 

BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE (publications en français)

Ouvrages

Doctrines contemporaines du droit des gens, Paris, A. Pedone, 1951, 106 p. (publié auparavant dans la Revue générale de droit international public, t. 54 et 55)

Genèse et fondements spirituels de l’idée d’une communauté universelle (De la civitas maxima stoïcienne à la civitas gentium moderne), Lisbonne, Faculdade de Direito, 1958, 150 p.

Actualité de la pensée juridique de Francisco de Vitoria, Bruxelles, Bruylant, 1988, 128 p.

Histoire du droit international public, Paris, Economica, 1995, 188 p.

Doctrines sur le fondement du droit des gens, Paris, Pedone, 2007, 158 p.

 

Cours

« Les Fondements spirituels d’une communauté universelle des peuples », Cours de l’IHEI, 1954

« Genèse et structure de la société internationale », RCADI, 1959, vol. 96, pp. 553-642

« L’expansion de la société internationale aux XIXe et XXe siècles », RCADI, 1965, vol. 116, pp. 89-179

« Théorie du droit international public – cours général », RCADI, 1981, vol. 173, pp. 9-443

Articles

« Prémisses philosophiques et historiques du totus orbis de Vitoria », Anuario de la Asociación Francisco de Vitoria, Madrid, 7 (1946-1947), pp. 179-201

 « La conception de la paix chez Vitoria et les classiques espagnols du droit des gens », Recueils de la Société Jean Bodin, XV : La paix (deuxième partie), pp. 241-273, Bruxelles, Editions de la Librairie Encyclopédique, 1961, pp. 241-273.

 « Les doctrines relatives aux relations internationales », Revue générale de droit international public, 1965, pp. 5-38

 « John Austin et la philosophie du droit », Archives de philosophie du droit, t. XV (1970), Philosophies du droit anglaises et américaines et divers essais, pp. 151-163

 « L’adhésion de l’Espagne aux Communautés européennes. Problèmes constitutionnels », dans l’ouvrage collectif L’Espagne et les Communautés européennes. Problèmes posés par l’adhésion, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles,1979, pp. 110 et s.

« Tendances et perspectives du nouveau régime constitutionnel de l’Espagne », Académie Royale de Belgique, Bulletin de la classe des lettres et des sciences morales et politiques, 5e série, t. LXVI, 1980, pp. 540-560

« Leibniz et l’Europe », in Humanité et droit international : mélanges en l’honneur de René-Jean Dupuy, Paris, Pedone, 1991, pp. 329-337 (article mis en ligne avec l’aimable autorisation des Editions A. Pedone)

« Verdross et la théorie du droit », European Journal of International Law, Vol. 6, n° 1, 1995, pp. 55-69

« Du peuple à l’humanité : le projet de fédération européenne de K. C. F. Klause (1814) », in Boutros Boutros-Ghali amicorum discipulorumque liber : paix, développement, démocratie, Vol. 1, 1998, Bruxelles, Bruylant, pp. 747-762

 

Hommage

Pensamiento jurídico y sociedad internacional. Libro-homenaje al profesor D. Antonio Truyol Serra, Madrid, Centro de Estudios Constitucionales, Universidad Complutense de Madrid, 1986, 2 tomes, 1288 p.