DELMAS-MARTY

Photo : Académie des sciences morales et politiques

MIREILLE DELMAS-MARTY

(1941-2022)

 

« Ecrire, c’est dessiner une porte sur un mur infranchissable, et puis l’ouvrir ». C’est ainsi, à la manière de Christian Bobin, que Mireille Delmas-Marty a construit son œuvre doctrinale remarquable et son « parcours académique exemplaire ». En écrivant sa pensée et en ouvrant de multiples portes afin de décloisonner les disciplines juridiques pour les nourrir de l’ensemble des – bien nommées – humanités, Delmas-Marty n’a eu de cesse de proposer, face aux effets ambivalents de la mondialisation, un projet humaniste de société, qui protégerait la diversité (« le relatif ») tout en promouvant « la norme commune acceptable par tous » (« l’universel ») – celle qui prend acte de la communauté de destin de l’humanité. Rejetant évidemment le prêt-à-penser, elle a questionné sans relâche les éléments présentés comme des évidences ou des acquis, pour tenter d’imaginer, à partir des prémices d’évolutions à l’œuvre dans « ce qui est », ce qui pourrait voire « devrait être ». Car « [e]ntre le descriptif et le normatif, il y a […] une discontinuité qui ne peut être franchie que par un saut dans l’inconnu, un pari sur l’avenir, une tentative pour abolir le hasard ». Et comme Bachelard, Delmas-Marty savait que « le possible est une tentation que le réel finit toujours par accepter ».

Une pensée libre et en mouvement

Née le 10 mai 1941 – en plein combat pour la liberté, à laquelle Paul Eluard consacre au même moment son célèbre poème, Mireille Delmas-Marty refuse l’enfermement des étiquettes et des disciplines, ainsi que « le ‘fondamentalisme juridique’, c’est-à-dire […] la clôture et le rejet de la pluralité des interprétations » » (Entretien au Courrier de l’UNESCO, p. 31).

Docteure en droit de l’Université de Paris II en 1969, avec une thèse portant sur Les sociétés de construction devant la loi pénale – dont son directeur de thèse, Robert Vouin, soulignait déjà le caractère précurseur, elle devient agrégée de droit privé et de sciences criminelles l’année suivante et débute sa carrière à l’université de Lille II, où elle reviendra notamment à l’occasion de la conférence de rentrée de l’université en 2016, pour évoquer « le dérèglement climatique, une chance pour l’humanité ? », puis l’année suivante pour le colloque annuel de la SFDI consacré à La souveraineté pénale des Etats au XXIème  siècle. Son itinérance à travers diverses universités et institutions prestigieuses telles que l’Institut universitaire de France, le Collège de France, l’Ecole des hautes études en sciences sociales et bien-sûr l’Académie des sciences morales et politiques – où elle est élue le 22 mai 2007, au fauteuil laissé vacant de Jean Cazeneuve, témoigne de son goût pour la découverte et le mouvement.

Mireille Delmas-Marty n’envisage en l’occurrence le droit que dynamique, mouvant, changeant, instable, inspirée par la philosophie orientale qu’elle appréciait particulièrement comme le rappelle la lecture du dossier « In Memoriam » de la Revue de sciences criminelles et de droit pénal comparé que Delmas-Marty dirigeait depuis presque vingt ans. C’est d’ailleurs en cheminant elle-même, pour ses activités de recherche et d’enseignement, en France comme à l’étranger, qu’elle confronte ses points de vue, fait évoluer sa pensée et pressent les fluctuations futures du Droit. Elle sera ainsi toujours en mesure de participer à la transmission d’un savoir non seulement établi mais aussi en cours de construction.

Il était finalement naturel qu’elle consacre ses cours au Collège de France ainsi qu’un certain nombre de ses travaux dans le cadre de l’UMR de droit comparé qu’elle dirige à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, aux rapports de systèmes, c’est-à-dire aux relations entre les ordres juridiques nationaux, régionaux et international, qui se déploient dans des dimensions multiples – le fameux passage « de la pyramide au réseau » (M. van de Kerchove, F. Ost), et engendrent de profonds bouleversements dans la mise en œuvre des droits voire dans la nature même du Droit. En identifiant Les Forces imaginantes du droit, elle cherche à ordonner une réalité qui ne l’est pas et à découvrir ce que peut faire le Droit pour résister à la déshumanisation actuelle et à venir des sociétés.

La quête d’une rose des vents

« Résister à la déshumanisation ne relève plus seulement des pratiques juridiques nationales mais aussi de l’apparition en droit international de ‘l’irréductible humain’ ». Ce credo, figurant dans la Présentation de ses travaux à l’Académie des sciences morales et politiques, témoigne qu’on exerce décidément sa profession avec ce qu’on est, autant qu’avec ce qu’on sait. Delmas-Marty rêve en effet, dans le sillage de Kant ou de Kang Youwei, d’un droit global, ou du moins de pratiques vertueuses qui amélioreraient la condition de l’humanité en apportant des réponses « à la très légitime et très déraisonnable raison d’Etat », tout en conjuguant les deux grands courants de la mondialisation : l’économie et les droits de l’homme. Rejetant la critique de l’utopie et cherchant à démontrer la faisabilité de ses espérances, elle mobilise l’ensemble des droits pour « éviter une mondialisation de type hégémonique [et] inventer un droit commun réellement pluraliste ». C’est ainsi qu’elle contribuera, notamment à travers le Corpus juris pour la protection pénale des intérêts financiers de l’Union européenne, à l’émergence d’un droit pénal européen, incarné aujourd’hui par le Parquet européen – elle présidera d’ailleurs l’Office européen de lutte antifraude.

Si sa pensée libre ne s’étiole pas dans son appartenance à une discipline, c’est tout de même par le prisme du droit pénal que Delmas-Marty entrevoit quels devraient être les interdits fondateurs d’un monde globalisé. Elle apporte ainsi sa pierre au renouveau du droit international pénal et cherche plus largement à comprendre comment le Droit peut endiguer les nouvelles formes de criminalité collective et de violence fondatrice telles que le terrorisme, sans se perdre dans la dérive sécuritaire. Dans son dernier ouvrage individuel, Une boussole des possibles : gouvernance mondiale et humanismes juridiques, elle rappellera qu’il convient aussi d’anticiper d’autres risques – social, écologique, sanitaire, numérique – et de « responsabiliser les acteurs globaux » qui exercent le pouvoir – notamment les entreprises multinationales, afin de protéger les biens communs mondiaux.

Il fallait une grande rigueur intellectuelle et une parfaite maitrise des techniques juridiques pour consacrer, selon son propre aveu, « l’essentiel de [ses] travaux à un droit qui n’existe pas, ou pas encore » et pour identifier une rose des vents qui permettrait « de stabiliser les sociétés humaines sans immobiliser les humains » et de naviguer plus sereinement dans l’océan de la mondialisation. Il fallait aussi une volonté inébranlable de proposer un projet humaniste de société. La volonté, ce sésame qui ouvre à la lex ferenda un passage vers la lex lata et dont Mireille Delmas-Marty aura fait preuve tout au long de son inspirante carrière.

 

Muriel UBÉDA-SAILLARD  

Professeure à l’Université de Lille

 

Sources (dans l’ordre de leur référence dans le texte) : C. Bobin, L’homme-joie, Paris, Gallimard, 2020, 165 p. ; G. Giudicelli-Delage, « In Memoriam », RSC, 2022, p. 1 ; G. Bachelard, L’intuition de l’instant, Paris, Le livre de Poche, 1994, 154 p. ; M. Delmas-Marty, J. Sopova, « Humaniser la mondialisation », Le courrier de l’Unesco, oct.-déc. 2011, pp. 28-32 ; M. Ubéda-Saillard (dir.), La souveraineté pénale de l’Etat au XXIème siècle, colloque de la SFDI 2017, Paris, Pedone, 2018, 519 p. ; « Mireille Delmas-Marty », Académie des sciences morales et politiques ; L. Burgorgue-Larsen, « In Memoriam – Mireille Delmas-Marty (1941-2022) », RTDH, 2022/3, n° 131, pp. 473-475 ; L. Jianping, « MDM chinoise ou les Complexes chinois de Mireille », RSC, 2022/2, p. 253 ; M. Delmas-Marty, Corpus juris portant dispositions pénales pour la protection des intérêts financiers de l’Union européenne. Introducing penal provisions for the purpose of the financial interests of the European Union, Paris, Economica, 1997, 179 p. ; M. Delmas-Marty, « Je vois le droit comme un processus de transformation et le juriste comme un paysagiste », Collège de droit de la Sorbonne, Entretien du 23 juillet 2020.

 

BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE

       

Ouvrages

Les sociétés de construction devant la loi pénale, Paris, LGDJ, 1972, 363 p., rééd. 2019, 372 p.

Le flou du droit, PUF, coll. Les voies du droit, 1986, rééd. 2004, 352 p.

Les grands systèmes de politique criminelle, PUF, coll. Thémis, 1992, 448 p.

Trois défis pour un droit mondial, Seuil, 1998, 208 p.

Les forces imaginantes du droit. (I) Le relatif et l’universel, Paris, Seuil, 2004, 440 p. 

Les forces imaginantes du droit (II). Le Pluralisme ordonné, Paris, Seuil, 2006, 303 p. 

Les forces imaginantes du droit (III) – La refondation des pouvoirs, Paris, Seuil, 2007, 320 p.

Les forces imaginantes du droit (IV) – Vers une communauté de valeurs ?, Seuil, 2011, 423 p.

Aux quatre vents du monde, petit guide de navigation sur l’océan de la mondialisation, Seuil 2016, 156 p.

Sortir du pot au noir. L’humanisme juridique comme boussole, Buchet Chastel, 2019, 112 p.

Une boussole des possibles : gouvernance mondiale et humanismes juridiques, Éd. du Collège de France, 2020, 88 p.

 

Direction d’ouvrages collectifs

Quelle politique pénale pour l’Europe ?, Paris, Economica, 1993, 410 p.

Procédures pénales d’Europe, PUF, coll. Thémis, 1995, 638 p.

Juridictions nationales et crimes internationaux, avec A. Cassese, PUF, 2002, 680 p.

Crimes internationaux et juridictions internationales, avec A. Cassese, PUF, 2002, 268 p.

Variations autour d’un droit commun, avec H. Muir Watt et H. Ruiz Fabri, Premières rencontres de l’UMR de droit comparé de Paris, Société de législation comparée (SLC), 2002, 490 p.

Les sources du droit international pénal : l’expérience des tribunaux pénaux internationaux et le statut de la Cour pénale internationale, avec E. Fronza, E. Lambert-Abdelgawad, SLC, 2005, 488 p.

Pour un nouvel imaginaire politique, avec E. Morin, R. Passet, R. Petrella et P. Viveret, Fayard, 2006, 162 p.

Prendre la responsabilité au sérieux, avec A. Supiot, PUF, 2015, 432 p.

     

Articles

« La criminalité, le droit pénal et les multinationales », à partir d’une recherche menée en collaboration avec K. Tiedemann, JCP, 1979, I.2935

« Des victimes, repères pour une approche comparative », RSC, 1984, n° 2, p. 209 s.

« La perception des droits de l’homme dans la société contemporaine, projet d’enquête à partir de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », Arch. Polit. crim., 1989, p. 35 s

« Le crime contre l’humanité, les droits de l’homme et l’irréductible humain », RSC, 1994, n°3, p. 477 s.

 « La mondialisation du droit : chances et risques », D., 1999, Chr. 43

« Marge nationale d’appréciation et internationalisation du droit ; réflexions sur la validité formelle d’un droit commun pluraliste », avec M.-L. Izorches, RIDC, 2000, n° 4, p. 753 s.

« Interdire et punir : le clonage reproductif humain », RTDH, 2003, p. 429 s.

« Violences et massacres : entre droit pénal de l’ennemi et droit pénal de l’inhumain », RSC, 2009, n° 1, p. 59 s.

« Chances et risques d’une justice pénale internationale », Arch. phil. droit, Le droit pénal, vol. 53, 2010, p. 106 s.

« Vers une responsabilité équitable dans une communauté mondialisée », Etudes, 2011/1, t. 414, pp. 19-30

« L’intégration européenne entre pluralisme, souverainisme et universalisme », RSC, 2016 n° 3, p. 447 et s.

« Les droits de l’homme et le ‘pot au noir’ », Communications, 2019/1, n° 104, pp. 25-36

« Construire une citoyenneté à plusieurs niveaux », Revue des juristes de Sciences Po, n° 19, octobre 2020, pp. 17 s.

 

Communications, tribunes

« Pour un crime international d’écocide », version française de « El Derecho de la “casa común” », intervention prononcée à la Conférence de Madrid sur les changements climatiques (COP 25) le 4 décembre 2019

« Le changement climatique : une chance pour l’humanité ? »Communication au Colloque de l’Académie des sciences « Face au changement climatique, le champ des possibles », les 28 et 29 janvier 2020

« Le parquet européen pourrait préfigurer un futur ordre juridique mondial », tribune publiée dans Le Monde, le 6 octobre 2020 (accessible via cette page)

« Dans la spirale des humanismes » (avec O. Abel), in Dossier « Gouverner la mondialisation » in Revue Européenne du Droit, mars 2021, n°2, pp. 166 s.

                        

Hommages

« Hommages à Mireille Delmas-Marty », RIDC, janv.-mars 2022

Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, 2022/2