KELSEN

Photo : Académie de droit international de La Haye. Avec l’aimable autorisation du Secrétaire général

HANS KELSEN

(1881-1973)

 

Né le 11 octobre 1881 à Prague et décédé le 19 avril 1973 à Orinda (Californie, États-Unis), Hans Kelsen est considéré comme l’un des – si ce n’est comme le – plus grand(s) juriste(s) du XXe siècle, y compris par ses détracteurs. Outre que certains de ses concepts font aujourd’hui partie de la culture juridique commune, sa contribution du point de vue de la théorie générale du droit, de la théorie de l’État et même du droit international s’est avérée déterminante pour la postérité.

Un esprit ouvert, curieux et novateur

Si Kelsen naît à Prague, c’est à Vienne qu’il grandit puis qu’il réalise son droit dans une effervescence intellectuelle que stimulent tant le tournant d’un nouveau siècle que les prémices des transformations politiques profondes que va subir l’Europe.

Issu d’une famille juive de classe moyenne, c’est par les études et la culture qu’il s’y intègre : lecteur assidu des classiques grecs mais aussi des écrits d’Ernst Mach ou encore d’Adolf Loos, il fréquente les séminaires de Sigmund Freud et de Max Weber, rédige une thèse de doctorat consacrée à la théorie de l’État de Dante Alighieri (1905) puis passe en 1908 plusieurs mois auprès de Gerhard Anschütz d’une part et de Georg Jellinek d’autre part pour préparer sa thèse d’habilitation consacrée aux Problèmes capitaux de la théorie du droit public.

Chargé d’enseignement à l’École supérieure de commerce de Vienne en 1911, professeur titulaire de droit constitutionnel et doyen de la Faculté de droit de Vienne à partir de 1919, Kelsen est chargé en 1920 par le gouvernement social-démocrate de la nouvelle République autrichienne de rédiger un projet de constitution. Celui-ci comporte une véritable innovation puisqu’il instaure – c’est là une première mondiale – une cour spécifiquement chargée du contrôle de constitutionnalité des lois, compétente à l’exclusion de toute autre juridiction sur cette question et qui servira de modèle à toutes les cours constitutionnelles créées par la suite. Nommé juge au sein de cette toute nouvelle Cour, il développe dès le début des années 20 avec plusieurs collègues de l’université de Vienne une vision révolutionnaire de la théorie du droit et de l’État, qui prendra forme par la suite dans sa Théorie générale de l’État (1925) puis dans sa célèbre Théorie pure du droit (1934).

Une aspiration à la scientificité aussi exaltante qu’enfermante

Kelsen se distingue en effet de ses prédécesseurs en ce qu’il ambitionne de construire une véritable science du droit : si la matière juridique est par essence non scientifique, il défendra l’idée qu’elle peut en revanche être appréhendée à travers une épistémologie strictement positiviste et une méthodologie proche de celle des sciences dites exactes. Sa science du droit aura ainsi pour ambition de décrire de manière objective et sans aucun jugement de valeur le fonctionnement du droit et les mécanismes par lesquels la norme juridique apparaît, produit ses effets et disparaît.

Par sa rigueur et sa puissance de conceptualisation, Kelsen sera en mesure d’affiner la compréhension de la logique interne au système juridique et de la restituer à travers certains concepts devenus aujourd’hui incontournables, tels ceux de la hiérarchie et de la validité des normes. Surtout, ses travaux permettront d’affirmer avec force l’autonomie du droit par rapport aux valeurs et aux formes de normativité qui peuvent en découler, notamment la morale. Mais cette aspiration à la scientificité aura toutefois un prix : en conduisant Kelsen à développer une théorie du droit exclusivement formelle, elle favorisera une vision par trop rigide et réductrice du droit et s’avèrera finalement impuissante à rendre compte de la réalité du phénomène juridique.

Sensible aux valeurs humanistes et convaincu que le droit se doit d’être l’instrument d’achèvement de la paix, c’est d’ailleurs à la morale et au principe d’humanité que Kelsen en appellera au lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour justifier la création des Tribunaux de Nuremberg et de Tokyo, en dépit du principe de non-rétroactivité des délits et des peines qui prévaut traditionnellement dans les droits internes en matière pénale.

Un engagement déterminant en faveur de la paix par le droit

L’intérêt de Kelsen pour le droit international apparaît très tôt dans sa carrière, tant en raison de sa spécialité que parce que « la position critique du droit international dans l’univers juridique est la pierre de touche de toute théorie du droit » (F. Rigaux). Ainsi, son ouvrage consacré à la souveraineté (publié en 1920 mais rédigé durant le premier conflit mondial) appréhende la question tant sous l’angle du droit constitutionnel que sous celui du droit international. En y récusant le concept de souveraineté de l’État, Kelsen pose dès le milieu des années 1910 les bases du monisme kelsénien en même temps que les jalons du droit international contemporain.

Prenant le contrepied de l’idée – très populaire chez une partie de la doctrine allemande de la fin du 19ème siècle – qu’il existerait une différence de nature entre les objectifs du droit interne et ceux du droit international, Kelsen affirme que ce dernier est voué à appréhender l’ensemble des activités humaines, et non seulement celles dont les droits internes ne peuvent se saisir.

S’il hésite pendant un temps entre un monisme avec primauté du droit interne et un monisme avec primauté du droit international, la vocation universaliste du second en fait un élément unificateur incontournable de l’ordre juridique moniste qu’il défend. Cela le conduira in fine à trancher en faveur de la suprématie du droit international et à affirmer que celui-ci a vocation à déterminer le champ de validité des droits internes.

Après son exil aux États-Unis en 1940, où il enseignera le droit international dans différentes universités (dont Harvard et Berkeley), son apport à la discipline sera principalement double : d’une part, en participant à la mise en place du Tribunal de Nuremberg, il développera des réflexions fondamentales pour l’institution d’un droit international pénal ; d’autre part, il se consacrera à la démonstration de la juridicité du droit international, ce qui le conduira à s’intéresser à la place et au rôle de la guerre, tant à travers l’étude de la doctrine de la guerre juste (qu’il cherchera à réhabiliter) qu’à travers celle du système de centralisation du recours à la force mis en place par la toute nouvelle Organisation des Nations Unies.

Par l’inventivité et l’équilibre qui les caractérisent, les travaux « américains » de Kelsen permettront au maître autrichien d’apporter une contribution déterminante en faveur de la paix par le droit – laquelle lui vaudra d’ailleurs d’être proposé à trois reprises pour le prix Nobel de la paix – sans pour autant renoncer à l’exigence de rigueur et de scientificité qui lui avait inspiré sa théorie pure du droit.

Julie TRIBOLO  

Maître de conférences en droit public

Institut de la paix et du développement

LADIE – Université Côte d’Azur 

 

Sources : Notice biographique, RCADI, tome 42, 1932-IV, pp. 3-4 ; F. Brunet, La pensée juridique de… Hans Kelsen, Paris, Mare & Martin, 2019, 159 p. ; P. De Visscher, « Hans Kelsen (1881-1973) », Bulletin de la Classe des lettres et des sciences morales et politiques, tome 59, 1973. pp. 534-543 ; N. Grange et F. Ramel (dir.), Le droit international selon Hans Kelsen, Lyon, ENS Éditions, 2019, 160 p. ; C.-M. Herrera, La philosophie du droit d’Hans Kelsen. Une introduction, Laval, Presses de l’Université, 2004, 101 p. ; Th. Hochmann, « Hans Kelsen et le constitutionnalisme global : Théorie pure du droit et projet politique », Jus Politicum, n° 19 ; Th. Olechowski, Hans Kelsen. Biographie eines Rechtswissenschaftlers, Tübingen, Mohr Siebeck, 2020, 1027 p. ; F. Rigaux, « Kelsen et le droit international », RBDI, 1996/2, pp. 381-408 ; D. Touret, « Hans Kelsen (1881-1973) », en ligne sur le blog de l’auteur ; M. Troper, « Hans Kelsen (1881-1973) », Encyclopédie Universalis

 

 

BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE

 

Ouvrages

Law and Peace in International Relations, The Oliver Wendell Holmes Lectures 1940-41, Cambridge, Harvard University Press, 1942, 181 p.

Peace through Law, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 1944, 155 p.

The Law of the United Nations. A critical Analysis of its Fundamental Problems, Londres, Stevens and sons, 1950, 903 p.

Principles of International Law, New York, Rinehart and Company, Inc., 1952, 461 p.

Théorie pure du droit, traduction de Ch. Eisenmann, Paris, Dalloz, 1962

 

Cours

« Les rapports de système entre le droit interne et le droit international public », RCADI, tome 14, 1926-IV, pp. 231-331

« Théorie générale du droit international public. Problèmes choisis », RCADI, tome 42, 1932-IV, pp. 121-351

« Théorie du droit international public », RCADI, tome 84, 1953-III, pp. 5-203

 

Articles

« La naissance de l’État et la formation de sa nationalité : les principes ; leur application au cas de la Tchécoslovaquie », Revue de droit international, vol. 4, 1929, p. 613-641

« La technique du droit international et l’organisation de la paix », Revue de droit international et de législation comparée, 1934, pp. 5-24

« Théorie du droit international coutumier », Revue internationale de la théorie du droit, 1939, vol. X, pp. 253-274

« The Legal Status of Germany According to the Declaration of Berlin », The American Journal of International Law, 1945, vol. 39, n° 3, pp. 518-526

« Essential conditions of International Justice », Proceedings of the American Society of International Law, n° 35, 1941, pp. 70-98

« International peace – by Court or Government ? », The American Journal of Sociology, vol. 46, n°4, 1941, pp. 571-581

« Collective and individual responsibility in international law with particular regard to punishment of war criminals », California Law Review, n° 31, 1943, pp. 530-571

« The rule against ex post facto law and the prosecution of the Axis war criminals », The Judge Advocate Journal, vol. 2, n° 46, 1945, pp. 8-12 et p. 46

« Compulsory Adjudication of International Disputes », American Journal of International Law, vol. 37, 1943, pp. 397-406

« The Old and the New League : the Covenant and the Dumbarton Oaks Proposals », American Journal of International Law, vol. 39, 1945, pp. 45-83

« Du droit de se retirer de l’Organisation des Nations Unies », Revue générale de droit international public, 1948, pp. 5-19

« Qu’est-ce que la théorie pure du droit ? » (1953), Droit et société, n° 22, 1992, pp. 551-568

 

Recueil

Ch. Leben, Hans Kelsen. Ecrits français de droit international, Paris, PUF, 2001, 320 p.