DE VISSCHER Ch.

Photo: C.J.L. Vermeulen. Archives CIJ, avec l’aimable autorisation du Greffier. Reproduction interdite

CHARLES DE VISSCHER

(1884-1973)

 

Charles De Visscher fut certainement l’un des plus brillants internationalistes de sa génération, et aussi l’un des plus respectés.

Il est né, en 1884, à Gand, cité cossue qui a produit tant d’intellectuels (y compris des juristes, tels que les Rolin, Rolin-Jaequemyns ou autre Laurent), et alors que la jeune Belgique était en pleine expansion économique. Ayant vu le jour dans une famille connue de médecins, tout prédestinait De Visscher à une existence sereine et confortable. Les aléas de la vie en décidèrent autrement. Orphelin à l’âge de douze ans, il lui fallut une force de caractère peu commune pour surmonter cette terrible épreuve et terminer brillamment ses études secondaires au célèbre collège Sainte‑Barbe de Gand, tenu par les Jésuites, avant de décrocher, à l’Université de la même ville, un doctorat en droit et une licence en sciences politiques, deux disciplines dont l’interaction allait, plus tard, constamment habiter sa pensée. Avocat stagiaire chez Me Van Den Bossche, alors professeur de droit civil, c’est vers cette branche du droit qu’il s’oriente d’abord ; il y apprend « les impératifs de la clarté, les rigueurs du raisonnement et les exigences de la précision » (Ganshof van der Meersch). Puis, son intérêt pour la réalité sociale en pleine évolution et les mécanismes de conciliation l’amène à porter son attention sur le droit social émergeant ; il se rend à Paris pour rédiger, sous la direction du grand juriste Raymond Saleilles, un ouvrage sur « Le contrat collectif de travail » (1911). Saleilles, homme de solides convictions religieuses, féru d’histoire et juriste pluridisciplinaire, semble avoir exercé sur le jeune De Visscher une influence non négligeable, en dépit de la brièveté de leurs contacts (le maître décédant en 1911). Entre 1911 et 1913, Charles De Visscher hérite des prestigieuses chaires de droit pénal et de droit international privé d’Albéric Rolin à l’Université de Gand.

Sa rencontre avec le droit international public fut le fruit d’un brutal hasard et d’une nécessité patriotique. Depuis son exil d’Oxford, il dénonça, dans des études juridiques de grande qualité, la tragique violation de la neutralité belge en 1914. Dès la fin des hostilités, son nom fut définitivement associé au droit international. Nommé en 1919 conseiller juridique du ministère des affaires étrangères, il eut l’occasion de participer directement à la mise en place de la Société des Nations et fut membre de divers comités d’experts constitués pour en assister le Conseil. Il s’intéressa aux modes de solution pacifique des différends, au développement desquels la Belgique venait d’apporter une contribution considérable sous la houlette de personnalités telles que Beernaert, Lafontaine ou de Laveleye. Élu associé de l’Institut de droit international en 1921 (dont il sera membre et secrétaire général en 1927, puis président en 1947 et président d’honneur en 1954), et nommé membre de la Cour permanente d’arbitrage en 1923, sa renommée fut très vite telle qu’il fut appelé, dès 1927, à plaider pour divers gouvernements étrangers devant la Cour permanente de Justice internationale.

Il rallia l’Université catholique de Louvain en 1931, après la flamandisation de l’Université de Gand. En 1932, il y reprit le cours de droit des gens du baron Descamps et celui de droit international privé de Prosper Poullet. Nul ne fut surpris de sa désignation pour siéger en qualité de juge ad hoc à la Cour permanente de Justice internationale, dans les affaires des Prises d’eau à la Meuse et de Borchgrave, après le décès du baron Edouard Rolin‑Jaequemyns, en juillet 1936, puis de son élection comme juge titulaire, le 27 mai 1937, pour remplacer ce dernier sur le siège. Ch. De Visscher participa à sept décisions de la Cour. Généralement réservé sur le recours aux opinions (qu’il considérait susceptibles d’affaiblir l’autorité des prononcés de la Cour en mettant en lumière les divisions au sein de celle‑ci), il n’y céda que quand il le considéra strictement nécessaire.

Pendant la Seconde guerre mondiale, Charles De Visscher fut président du Comité politique de la résistance, un organe clandestin de majeure importance, qui organisa, en étroit contact avec le gouvernement belge de Londres, la résistance en territoire occupé. Nommé ministre sans portefeuille à la libération, il représenta la Belgique au Comité des juristes réuni à Washington en avril 1945 pour préparer le projet de Statut de la nouvelle Cour internationale de Justice ; en février 1946, il en fut élu membre : le sort le désigna pour accomplir un mandat de six ans. De 1946 à 1952, il participa au règlement de huit affaires ; il signa une opinion individuelle commune avec d’autres juges dans l’affaire du Détroit de Corfou (sur la nature consensuelle de la compétence de la Cour) et joignit une opinion dissidente à l’avis de la Cour sur le Statut international du sud‑ouest africain (sur les obligations découlant du chapitre XII de la Charte). Compte tenu de l’expérience considérable et de la compétence exceptionnelle de l’intéressé, sa non réélection fut une surprise aux yeux de tous. Rosenne y a vu « a serious matter » ; maints autres commentateurs, comme Charles Rousseau, ont regretté qu’« un certain corps électoral international [ait été] plus sensible aux contingences politiques du moment qu’à la rigueur du caractère et à la valeur scientifique des candidats ».

De Visscher tira aussitôt le meilleur parti de cette déconvenue. Il se consacra pleinement à l’écriture et gratifia la communauté scientifique de ses grandes monographies qui allaient d’emblée s’imposer comme autant d’ouvrages de référence (v. bibliographie). Elles furent complétées par divers papiers, dont un important discours préparé quelques mois avant sa mort pour célébrer le cinquantenaire de l’Académie de droit international de La Haye et intitulé Méthodes et système en droit international.

On a écrit que Charles De Visscher n’avait pas vraiment eu de maîtres (si ce n’est ceux qui lui avaient enseigné le droit civil) ni de disciples (Verhoeven), et qu’il n’avait pas de collaborateurs, sa production scientifique étant le fruit exclusif de sa réflexion et de ses efforts personnels (Ganshof van der Meersch). Sa pensée, telle qu’elle transparaît en particulier dans ses derniers ouvrages, est effectivement originale. Elle est marquée du double sceau du réalisme historique et de l’humanisme chrétien. Il y a, chez l’illustre auteur, une méfiance très marquée pour les théories (auxquelles il préfère les « méthodes ») et autres « abstractions » ou « systématisations » ne reposant pas sur une observation minutieuse des faits. Son rejet appuyé du normativisme kelsénien est notoire. Il n’a pas davantage de complaisance pour le positivisme volontariste de juristes tels que Jellinek. L’ordre juridique international ne peut, à son sens, avoir pour seule origine et pour seule fin la volonté des Etats : il doit être imprégné de valeurs éthiques. Pour Charles De Visscher, le droit international est, plus que toute autre branche du droit, l’émanation d’une réalité politique, tout en ayant pour raison d’être constante la promotion de valeurs communes, en particulier les droits de l’homme (« fins humaines » du pouvoir).

Disparu au seuil de l’année 1973, Charles De Visscher laissa le souvenir d’un homme discret et mesuré en toutes choses, quelque peu distant mais toujours courtois, un homme aux convictions profondes, « image même de la distinction d’esprit » (Ganshof van der Meersch). Son œuvre, dense, se lit avec une déconcertante facilité, tant le style est élégant, simple et aéré (Rigaux). Elle est en définitive, plus que le reflet de sa vie, l’histoire de celle‑ci (Verhoeven).

 

Philippe COUVREUR
 
Greffier de la Cour internationale de Justice

Maître de conférence invité à la faculté de droit de l’Université catholique de Louvain

 

Sources : Notices bibliographiques in RCADI, vol. 52, 1935 (II), pp. 368-369 et RCADI, vol. 86, 1954 (II), p. 447 ; G. Morelli, « Hommage à Charles de Visscher », Ann. IDI, vol. 55, 1973, pp. 672-674 ; P. Reuter, « Charles de Visscher », Ann.I.D.I., vol. 55, 1973, pp. 884-886 ; F. Rigaux, « In Memoriam Charles de Visscher », Annales de droit belge, vol. 33, 1973, pp. 3-15 (en espagnol in Rev. esp. de derecho internacional, 1975, vol. 28, pp. 121-130) ; H. Rolin, « In memoriam Charles de Visscher », RBDI, 1973-I, pp. i-v ; Ch. Rousseau, « Charles de Visscher (1884-1973) », RGDIP, vol. 77, 1973, pp. 5-15 (article mis en ligne avec l’aimable autorisation des Editions A. Pedone) ; P. Guggenheim, « Charles de Visscher in memoriam », Ö.Z.ö.R., vol. 24, 1973, pp. 1-2 ; W. Ganshof van der Meersch, « Notice sur Charles de Visscher », Annuaire de l’Académie royale de Belgique, vol. 147, 1981, pp. 115-166 ; F. Rigaux, « Notice », Nouvelle bibliographie nationale, vol. 5, 1999, pp. 126-130 ; « The European Tradition in International Law : Charles de Visscher », EJIL, vol. 11, 2000 (4), pp. 871-938 (contributions de P.-M. Dupuy, F. Rigaux, J. Verhoeven et Ph. Couvreur) ; Ph. Couvreur, « Charles de Visscher (1884-1973) », in R. Domingo (dir.), Juristas universales, vol. 4 (Juristas del siglo XX : de Kelsen a Rawls), Madrid/Barcelone, 2004, pp. 119-122.

 

BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE

 

Ouvrages

Théories et réalités en droit international public, 1953 (et 1955, 1960, 1970), Pedone, Paris, 450 p. (Theory and Reality in Public International Law, translated by P.E. Corbett, Princeton University Press, 1957).

Problèmes d’interprétation judiciaire en droit international public, Pedone, Paris, 1963, 270 p.

Aspects récents du droit procédural de la Cour Internationale de Justice, Pedone, Paris, 1966. 220 p.

Les effectivités en droit international public, Pedone, Paris, 1967, 175 p.

Problèmes de confins en droit international public, Pedone, Paris, 1969, 200 p.

De l’équité dans le règlement arbitral ou judiciaire des litiges de droit international public, Pedone, Paris, 1972, 118 p.

 

Cours à l’Académie de droit international

La responsabilité des Etats, Bibliotheca Visseriana, vol. II, Brill, Leyde, 1924.

« La codification du droit international », RCADI, vol. 6, 1925 (I), pp. 325-455

« Les avis consultatifs de la Cour permanente de justice internationale », RCADI, vol. 26, 1929 (I), pp. 1-76

« Le déni de justice en droit international », RCADI, vol. 52, 1935 (II), pp. 365-442

« Cours général de principes de droit international public », RCADI, vol. 86, 1954 (II), pp. 445-556

« Méthode et système », (Discours à l’occasion du cinquantenaire de l’Académie, mai 1972), RCADI, vol. 138, 1973 (I), pp. 75-79

 

Rapports à l’Institut de droit international

« Examen de l’organisation et des statuts de la Société des Nations — Interprétation des articles 10 et 18 du Pacte de la S.D.N. », Annuaire de l’Institut de droit international, vol. 30, 1923, pp. 22-64 (en collaboration avec M. Adatci) 

« Examen de l’organisation et des statuts de la Société des Nations — Interprétation de l’article 7, alinéa 4 du Pacte de la S.D.N. : privilèges et immunités des agents de la Société des Nations », Annuaire de l’Institut de droit international, vol. 31, 1924, pp. 1-19 (en collaboration avec M. Adatci)

« Examen de l’organisation et des statuts de la Société des Nations — Interprétation de l’article 12 du Pacte de la S.D.N. », Annuaire de l’Institut de droit international, vol. 31, 1924, pp. 22-32 (en collaboration avec M. Adatci) 

« La prescription libératoire en droit international public », Annuaire de l’Institut de droit international, vol. 32, 1925, pp. 1-23 (en collaboration avec M. Politis) 

 

Articles 

« Les lois de la guerre et la théorie de la nécessité », RGDIP, 1917, pp. 74-108

« De la nature des relations juridiques dérivées de l’occupation militaire ennemie », Journal du droit international, vol. 45, 1918, pp. 1090-1099

« De la nature du droit appliqué par les cours de prises », RGDIP, 1920, pp. 29-39

« Les Gouvernements étrangers en justice. Reconnaissance internationale et immunités », Revue de droit international et de législation comparée, 1922, pp. 149-170 et 300-335 

« Notes sur la responsabilité des Etats et la protection diplomatique, d’après quelques documents récents », Revue de droit international et de législation comparée, 1927, pp. 245-272 

« Justice et Médiation internationales », Revue de droit international et de législation comparée, 1928, pp. 33-82 et 243-262

« Contribution à l’étude des sources du droit international », Revue de droit international et de législation comparée, 1933, pp. 395-420 

« De la protection diplomatique des actionnaires d’une société contre l’Etat sous la législation duquel cette société s’est constituée », Revue de droit international et de législation comparée, 1934, pp. 624-651 

 « Coutume et traité en droit international public », RGDIP, 1955, pp. 353-369 (article mis en ligne avec l’aimable autorisation des Editions A. Pedone)

« Reflections on the Present Prospects of International Adjudication », American Journal of International Law, 1956, pp. 467-474

« Quelques réflexions sur la notion du politique en droit international public et privé », Scritti in onoro di Tomaso Perassi, Giuffré, Milan, 1957, vol. I, pp. 399-405

« Observations sur l’effectivité en droit international public », RGDIP, 1958, pp. 601-609 (article mis en ligne avec l’aimable autorisation des Editions A. Pedone)

« Réflexions sur l’interprétation dite textuelle des traités internationaux », Varia Juris Gentium. Liber Amicorum J.P.A. François, A.W. Sijthoff, Leiden, 1959, pp. 383-390

« L’affaire Interhandel devant la Cour internationale de Justice », RGDIP, 1959, pp. 413-433 (article mis en ligne avec l’aimable autorisation des Editions A. Pedone)

« La prescription extinctive des réclamations internationales d’origine privée (claims) », in Hommage d’une génération de juristes au Professeur Basdevant, Pedone, Paris, 1960, pp. 525-533 (article mis en ligne avec l’aimable autorisation des Editions A. Pedone)

 « L’affaire du droit de passage sur territoire indien devant la Cour internationale de Justice », RGDIP, 1960, pp. 693-710 (article mis en ligne avec l’aimable autorisation des Editions A. Pedone)

« Observations sur le fondement de la protection diplomatique des actionnaires des sociétés anonymes », RBDI, 1970-II, pp. i-iv.

« Positivisme et jus cogens », RGDIP, 1971, pp. 5-11 (article mis en ligne avec l’aimable autorisation des Editions A. Pedone)

« La notion de référence (renvoi) au droit interne dans la protection diplomatique des actionnaires de sociétés anonymes », RBDI, 1971-I, pp. 1-6

 

Déclarations et opinions individuelles et dissidentes 

Prises d’eau à la Meuse, CPJI, Série A/B n°70, arrêt du 28 juin 1937, déclaration de M. De Visscher

Chemin de fer Panevezys-Saldutiskis, CPJI, Série A/B n°76, arrêt du 28 février 1939, opinion individuelle de M. De Visscher et du Comte Rostworowski

Compagnie d’électricité de Sofia et de Bulgarie, CPJI, Série A/B n°77, arrêt du 4 avril 1939 (exception préliminaire), opinion individuelle de M. De Visscher

Détroit de Corfou, CIJ, arrêt du 25 mars 1948 (exception préliminaire), opinion individuelle de MM. Basdevant, Alvarez, Winiarski, Zoricic, De Visscher, Badawi Pacha et Krylov

Statut international du Sud-Ouest africain, CIJ, avis consultatif du 11 juillet 1950, opinion dissidente de M. de Visscher.