PROSPER WEIL (1926-2018) 

 

Le décès de Prosper Weil est passé presque inaperçu. Il était pourtant non seulement l’un des plus grands internationalistes mais aussi l’un des plus grands juristes « tout court » du XXème siècle. Sa discrétion et sa modestie ainsi que la terrible maladie dont il a été affligé depuis plusieurs années ont sans doute contribué à ce demi-oubli. Mais qu’il est injuste !

Avant de devenir un maître incontesté du droit international public, il l’avait été du droit administratif avec une thèse qui a fait date consacrée aux Conséquences de l’annulation d’un acte administratif pour excès de pouvoiret un « Que sais-je ? » sur Le droit administratif qui est un modèle du genre. Et quel étudiant en droit n’a pas chéri – parfois maudit – les Grands arrêts de la jurisprudence administrative(au départ le « Long, Weil et Braibant » plus tard rejoints par Pierre Delvolvé et Bruno Genevois) ? Mais il était avant tout un juriste « généraliste », de la race des Vedel ou des Carbonnier, aussi différents qu’eussent été les trois hommes, qui maîtrisaient la technique juridique sans s’arrêter aux frontières des différentes branches du droit – droit public/droit privé, droit interne/droit international.

C’est cette polyvalence qui explique la facilité apparente avec laquelle il est passé, au début des années 1970, de ses premières amours, le droit administratif, à une fréquentation assidue du droit international, et qu’il s’est mis avec un bonheur égal « en quête de son identité », pour reprendre le titre de son formidable cours général à l’Académie de La Haye. Il y reprend et développe les thèmes qui étaient déjà au cœur de son célébrissime article publié en 1982 à la RGDIPet l’année suivante à l’AJILintitulé « Vers une normativité relative en droit international ? ». Mais que l’on ne s’y trompe pas : derrière la modération du titre, marquée à la fois par la préposition « vers », qui implique un mouvement, une tendance, et par le point d’interrogation final, c’est d’un plaidoyer implacable qu’il s’agit.

Cette guerre à fleuret à peine moucheté contre certaines « évolutions récentes [du système normatif international] : théorie du jus cogens, distinction des crimes et délits internationaux, concept de règle de droit international général, notion d’obligation erga omnes », lui valurent de vives critiques (dont certaines du signataire de ces lignes malgré les rapports d’amitié admirative qu’il entretenait avec Prosper Weil). Bien qu’il persistât et signât, ces critiques qu’il considérait comme un « procès en sorcellerie » le peinèrent. Quoique l’on pût penser de ces positions (qui ont pu apparaître comme un nouvel habillage d’un volontarisme finalement assez classique), elles ont été – et continuent d’être – au centre de controverses fécondes et stimulantes et ont eu le mérite d’obliger les tenants de la « normativité relative » à s’interroger sur leur propre conception de la normativité et, au-delà, du droit lui-même.

Weil a relativement peu publié mais la parution de chacun de ses écrits a été un évènement – y compris sur des sujets techniques et ne se prêtant guère, en apparence, à de vastes controverses doctrinales comme la délimitation maritime. Ses vitupérations fortement étayées contre le n’importe quoi résultant du principe « rudimentaire » de l’équité a sans doute contribué à faire revenir la Cour internationale de Justice (devant laquelle il avait plaidé plusieurs affaires ayant cet objet) à la nécessaire « remise en ordre » qu’il appelait de ses vœux, fortement étayés dans ses Perspectives du droit de la délimitation maritime (également traduit en anglais). La limpidité de son style, son extraordinaire faculté à exposer clairement ses positions ainsi, sans doute, que la cohérence et la relative simplicité de ses thèses expliquent en partie cet engouement. Mais ce qui semblait couler de source était le résultat d’un travail considérable : cent fois sur le métier il remettait son ouvrage ; chaque phrase était ciselée, chaque mot pesé avec soin.

Il en allait de même pour ses interventions devant les juridictions internationales. Un jour où nous parlions de notre manière de préparer nos plaidoiries à la CIJ, il m’a dit que chacune lui demandait énormément de travail et qu’il déchirait nombre de projets avant de se résigner à boucler. C’est qu’il n’était pas seulement un savant ; il pratiquait aussi abondamment le droit international et fut conseil et avocat devant la CIJ dans de nombreuses affaires, auxquelles s’ajoutent moult arbitrages dans lesquels il a agi comme conseil ou comme arbitre. Il a été également, durant vingt ans, membre du Tribunal administratif de la Banque mondiale qu’il présida de1989 à 1993.

Peu sensible aux honneurs, il fut néanmoins heureux de succéder en 1999 au fauteuil de René-Jean Dupuy à l’Académie des Sciences morales et politiques et fut un membre éminent de l’Institut de Droit international.

Ayant été son assistant à l’Université Paris II (Pantéon-Assas) – où d’ailleurs sa présence et celle de Mme Bastid m’avaient conduit à m’enrôler à la suite de l’éclatement de la Faculté de Droit de Paris, je ne peux passer sous silence ses grandes qualités humaines. Ferme dans ses convictions, il était respectueux de celles des autres, bienveillant et chaleureux sans jamais être intrusif ou envahissant, sérieux sans se prendre abusivement au sérieux. Un grand savant, un grand monsieur, un « homme bien ».

 

Alain  PELLET

Président de la SFDI