BASTID

Photo : Académie de droit international de La Haye (avec l'aimable autorisation du Secrétaire général)

SUZANNE BASTID

(1906-1995)

 

« Madame Bastid » – aujourd’hui encore, « Madame » marque la révérence respectueuse que tous, y compris dans les jeunes générations, ont pour cette grande dame du droit international – fut la première en tout. Première femme à obtenir l’agrégation de droit public et de science politique (en 1932, deux ans après avoir soutenu sa thèse) ; première, du même coup à devenir titulaire d’une chaire dans cette discipline (à Lyon d’abord puis à la Faculté de droit de Paris où elle fut aussi la première à être nommée), première femme à recevoir la médaille Manley Hudson décernée par l’American Society of International Law (en 1984), elle est aussi la première à avoir été élue à l’Institut de droit international (dès 1948) dont elle fut secrétaire générale (de 1963 à 1969) et, même si elle ne fut pas la première à l’être à l’Institut de France, elle a, la première, renoué avec une tradition très ancienne : plusieurs femmes ont été membres de l’Académie des beaux-arts, mais ce ne fut que durant l’ancien régime et elle fut la première à être élue, en 1971, à l’Académie des Sciences morales et politiques, qu’elle présida en 1982. Elle fut aussi la première femme à apparaître devant la Cour internationale de Justice (en 1964 dans l’affaire de la Barcelona Traction) et à y siéger (en tant que juge ad hoc, en 1984-1985, dans l’affaire du Plateau continental Tunisie-Libye (interprétation et révision), fonction dans laquelle elle se singularisa, fort honorablement, en se prononçant contre l’État qui l’avait désignée.

Simplicité, modestie mais « justesse d’esprit »

Malgré les honneurs, qu’elle acceptait avec détachement, elle a toujours gardé simplicité et modestie. Un jour où le signataire de ces lignes, qui a eu le privilège d’être l’un de ses derniers assistants, mandaté par quelques-uns de ses collègues qui avaient déjà essuyé des rebuffades cinglantes, lui parlait de mélanges, elle mit les points sur les « i » : « je ne veux pas de mélanges ! je ne veux pas que l’on embête les gens en leur demandant d’écrire en mon honneur alors que je n’ai jamais rien écrit d’inoubliable » – exemple remarquable, et malheureusement peu suivi, d’humilité ; en l’espèce d’ailleurs fort excessive, même s’il fut fait selon sa volonté. Je tiens que c’est aussi par excessive modestie qu’elle ne publia pas le cours général qu’elle a donné à l’Académie de droit international (ADI) en 1966. Comme l’a écrit La Bruyère : « La même justesse d’esprit qui nous fait écrire de bonnes choses nous fait appréhender qu’elles ne le soient pas assez pour mériter d’être lues. Un esprit médiocre croit écrire divinement ; un bon esprit croit écrire raisonnablement » (Les caractères, 1696, 18, I, « Des ouvrages de l’esprit) ». Bien que Mme Bastid eût relativement peu publié, c’était, assurément, « un bon esprit » et plusieurs de ses écrits ont marqué des générations d’internationalistes.

Cela a d’abord été le cas de sa thèse, soutenue en 1930 sous la direction de Gilbert Gidel. Elle portait sur Les fonctionnaires internationaux, sujet très neuf à l’époque, dont elle a, la première à nouveau, pressenti avant tout le monde l’intérêt et la spécificité. Juge durant 32 ans (1950-1982) au Tribunal administratif des Nations Unies (TANU) – qu’elle présida de 1953 à 1963 – elle a fortement marqué de son empreinte la jurisprudence de cette juridiction (beaucoup plus « empirique » et « intuitive » que celle du Tribunal administratif de l’OIT, largement calquée sur la pratique du Conseil d’État français), et, au-delà, tout le droit de la fonction publique internationale (malheureusement trop délaissé aujourd’hui par la doctrine). Elle y a consacré un cours à l’ADI et plusieurs articles, parfois signés « T.S. » dans les chroniques de la jurisprudence du TANU à l’AFDI).

Ses autres principaux centres d’intérêt ont été le règlement des différends (et d’abord par la CIJ, auquel elle a consacré deux cours remarqués à l’ADI et plusieurs commentaires d’arrêts) et les sources du droit international : Les traités dans la vie internationale ont fait l’objet du seul ouvrage (en dehors de sa thèse) qu’elle ait « formellement » (et tardivement) publié (en 1985). Encore ne s’agissait-il, en réalité, que du chapitre revu et soigneusement mis à jour, de son cours polycopié de Droit international public qui, à vrai dire, est une contribution majeure à la doctrine francophone dans cette discipline. Car il ne faut pas s’y tromper : sous la forme modeste d’un « poly » pour un enseignement de troisième année (de 1396 pages tout de même dans sa dernière version, celle rédigée pour l’année académique 1976-1977) se cache un véritable traité présentant tous les aspects essentiels de la discipline et heureusement prolongé par plusieurs cours polycopiés spécialisés correspondant à ses enseignements de troisième cycle.

Une « grande prof »

Sans doute, ne faut-il pas espérer trouver dans ces « oraux écrits » fût-ce l’esquisse d’un système théorique. Elle y décrit les « aspects fondamentaux du droit s’appliquant aux rapports entre États et autres entités indépendantes, c’est-à-dire à des relations sociales qui dépassent le cadre de l’État, qui se situent dans le cadre de la société internationale » (Cours 1976-1977, p. 3). En ce sens, elle est une « positiviste pragmatique » – puisqu’il s’agit de décrire le droit tel qu’il est ; mais elle se garde bien de prendre parti dans les querelles d’écoles pour lesquelles elle n’a jamais marqué ni goût ni intérêt. Mais tout cela est d’une clarté et d’une fermeté sans égales.

Se gardant d’être une faiseuse de système, Mme Bastid a été d’abord et avant tout « une grande prof », qui a donné à des générations d’étudiants le goût du droit international, et une formidable patronne de thèse, accordant à ses thésards une attention à la fois généreuse et sans concession. Car derrière le « monument » intimidant et sévère, il y avait une « pâte humaine » exceptionnelle, pas toujours tendre, peut-être injuste quelquefois, mais à l’écoute de tous ceux qui faisaient appel à ses conseils qu’elle prodiguait avec bienveillance et sans compter.

« Diffuseuse » du droit international

Elle fut en outre une formidable « diffuseuse » du droit international. C’est à elle que l’on doit la création, en 1955, de l’Annuaire français pour le droit international, vitrine de la pensée internationaliste francophone, et en 1967, de la Société française pour le droit international, qu’elle présida de sa fondation à 1987. Le but de celle-ci est, selon ses Statuts, « de favoriser l’étude et le progrès du Droit International », notamment « en favorisant le rapprochement de l’enseignement, de la recherche et de la pratique », activités qu’elle a toujours menées de front avec une énergie et un bonheur égaux.

Fille (du Président Basdevant), épouse (de Paul Bastid – également ancien ministre du Front populaire, dont elle fut la collaboratrice malgré son attirance limitée pour « la politique », et avec lequel elle participa à la Résistance) et mère de juristes (l’une de ses trois filles est directrice de recherche au CNRS et sinologue réputée, une autre, conseillère d’État, et la troisième, Geneviève Bastid Burdeau, professeure de droit international à l’Université Paris I et vice-présidente de la SFDI), elle avait une conscience aiguë que « le droit n’est pas tout dans la vie ». Sans être féministe au sens militant du mot, elle a beaucoup fait pour la cause des femmes et aimait à cultiver son jardin d’Anost – son occupation estivale préférée, à côté des conversations avec ses petits-enfants, était, dit-on, la confection de confitures – et, de ses nombreuses présidences, celle de l’Académie du Morvan était celle pour laquelle elle marquait la plus grande prédilection. Une grande dame du droit international assurément, mais aussi une femme formidable.

 

Alain PELLET   Professeur à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense
Président de la SFDI

 

 

Sources : E. Jouannet, « Regards sur un siècle de doctrine française du droit international », AFDI, vol. 46, 2000, pp. 1-57  et « A Century of French International Law Scholarship », Maine Law Review, vol. 61, 2009, n° 1, pp. 84-131 ; R.-J. Dupuy, « Information : Madame Bastid », RGDIP, vol. 99, 1995, n° 1, pp. 245-247 ; P. M. Eisemann, « Suzanne Bastid », JDI, vol. 122, 1995, n° 2, pp. 264-266 ; D. Vignes, « In memoriam : Madame Bastid », AFDI, vol. 40, 1994, pp. 7-9 ; WikipediaIntLawGrrls

 

BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE

 

Ouvrages et cours polycopiés

Les fonctionnaires internationaux (thèse), Paris, Librairie du Recueil Sirey, 1931, xii-335 p.

Les traités d’après guerre sur l’organisation internationale et leur application, Paris, Les cours de droit, 1950, 555 p.

Le territoire dans le droit international contemporain, Paris, Les cours de droit, 1954, 421 p.

Institutions internationales, Paris, Les cours de droit, 1956, 476 p.

La fonction juridictionnelle dans les relations internationales, Paris, Les cours de droit, 1957, 435 p.

Droit des gens : le droit des crises internationales, Paris, Les cours de droit, 1958, 433 p.

Droit international public approfondi, Paris, Les cours de droit, 1962, 582 p.

Cours de droit international public, Paris, Les cours de droit, 1976-1977, 1396-XXVI p. – issu du Droit des gens : principes généraux, Paris, Les cours de droit, 1961, xv-426 p.

Droit international public – Principes généraux, IEP, Les cours de droit, Paris, 1977-1978, 3 fascicules, 756-XIX p.

Les traités dans la vie internationale : conclusion et effets, Paris, Economica, 1985, 303 p.

 

Cours à l’Académie de droit international

« La jurisprudence de la Cour internationale de Justice », RCADI, vol. 78, 1951, pp. 575-702

« Les tribunaux administratifs internationaux et leur jurisprudence », RCADI, vol. 92, 1957, pp. 343-517

« Les problèmes territoriaux dans la jurisprudence de la Cour internationale de Justice », RCADI, vol. 107, 1963, pp. 361-495

 

Articles

« Le principe des nationalités dans la doctrine », in La nationalité dans la science sociale et dans le droit contemporain, Institut de droit comparé de l’Université de Paris, Paris, Sirey, 1933 pp. 87-97

« L’Organisation européenne et le traitement réciproque des Nationaux », Revue critique de droit international, 1953, pp. 467-490

« Les conditions juridiques de la coexistence », Politique étrangère, 1955, vol. 20, n° 1, pp. 9-18

« Le rôle de l’Europe aux Nations Unies », RGDIP, vol. 59, 1955, n° 4, pp. 513-536 (article mis en ligne avec l’aimable autorisation des Éditions A. Pedone)

« L’obligation de consultation politique pour les États parties au Traité de l’Atlantique Nord » (avec D.-H. Vignes), AFDI, vol. 1, 1955, pp. 464-470

« Place de la notion d’institution dans une théorie générale des organisations internationales », in L’Évolution du droit public : études offertes à Achille Mestre, Paris, Sirey, 1956, pp. 43-51

« Le droit international public dans la sentence de l’Aramco », AFDI, vol. 7, 1961, pp. 300-311

« L’arbitrage international », Jurisclasseur de Droit International, 1961.

« Une nouvelle commission de conciliation ? », in Mélanges offerts à Henri Rolin : problèmes de droit des gens, Paris, Pedone, 1964, pp. 1-12 (article mis en ligne avec l’aimable autorisation des Éditions A. Pedone)

« Observations sur une ‘étape’ dans le développement progressif et la codification des principes du droit international », in Recueil d’études de droit international en hommage à Paul Guggenheim, Genève, Tribune, 1968, pp. 132-145.

« L’affaire du Sud-Ouest africain devant la Cour internationale de Justice », JDI, vol. 94, 1967, pp. 571-583

« Le Tribunal administratif des Nations Unies », Études et documents du Conseil d’État 1969, vol. 22, 1970, pp. 15-32

« Du droit applicable à la RFA, à la RDA et à la République populaire de Chine quand elles siégeront aux Nations Unies », in Miscellanea W.J. Ganshof van der Meersch, Bruxelles, Bruylant, 1972, vol. 1, pp. 105-114 (article mis en ligne avec l’aimable autorisation des Éditions Larcier)

« Observations sur la pratique de consensus », in Multitudo legum ius unum : Festschrift für Wilhelm Wengler zu seinem 65. Geburtstag : Band I. Allegemeine Rechtslehre und Völkerrecht, Berlin Interrecht, 1973, pp. 11-25

« L’état du droit international public en 1973 », JDI, vol. 100, 1973, pp. 5-21

« Mutations politiques et traités : le cas de la Chine », in Mélanges offerts à Charles Rousseau : La communauté internationale, Paris, Pedone, 1974, pp. 1-15  (article mis en ligne avec l’aimable autorisation des Éditions A. Pedone)

« Sur quelques problèmes juridiques de coordination dans la famille des Nations Unies », in Mélanges offerts à Paul Reuter : le droit international : unité et diversité, Paris, Pedone, 1981, pp. 75-101  (article mis en ligne avec l’aimable autorisation des Éditions A. Pedone)

« La mise en œuvre d’un recours concernant les droits de l’homme dans le domaine relevant de la compétence de l’UNESCO », in Völkerrecht als Rechtsordnung, Internationale Gerichtsbarkeit, Menschenrechte : Festschrift für Hermann Mosler, Berlin, Sprinter-Verlag, 1983, pp. 45-57

« Le droit international de 1955 à 1985 », AFDI, vol. 30, 1984, pp. 9-18

« Adaptation du droit international aux relations nouvelles entre États », in Le droit international au service de la paix, de la justice et du développement : mélanges Michel Virally, Paris, Pedone, 1991, pp. 79-86  (article mis en ligne avec l’aimable autorisation des Éditions A. Pedone)