FORSTER

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ISAAC FORSTER

(1903-1984)

 

Isaac Forster est le premier juge d’Afrique sub-saharienne à avoir été élu à la Cour internationale de Justice, en 1964. Il incarne, de ce fait, la transformation progressive des rapports entre la justice internationale et les nouveaux États indépendants, tout particulièrement ceux d’Afrique sub-saharienne. La trajectoire de ce juriste sénégalais permet également de retracer la configuration des univers juridiques et politiques de l’Empire colonial français, de l’Afrique occidentale française au Sénégal indépendant.

Un juriste intermédiaire: de l’Afrique Occidentale Française au Sénégal indépendant

Isaac Forster est né en 1903 et décédé en 1984, à Dakar. Après des études secondaires au Lycée Hoche à Versailles et l’obtention de la Licence en droit à la Sorbonne, à Paris, Isaac Forster intégra la magistrature coloniale de l’Afrique occidentale française (AOF) : d’abord attaché au parquet général de l’AOF en 1930, juge suppléant et substitut du procureur à Conakry en 1933, puis juge de deuxième classe à Saint-Denis de La Réunion, en 1941, et juge de paix à compétence étendue à Madagascar en 1941. Il fut nommé procureur de la République à Lomé en 1942, puis conseiller à la Cour d’appel de la Guadeloupe en 1945 et, enfin, en 1947, conseiller à la Cour d’appel de l’AOF, sise à Dakar, qui avait compétence sur toutes les colonies françaises d’Afrique de l’Ouest. Sa circulation dans l’architecture judiciaire de l’AOF était sans doute due au statut très particulier que les juristes issus des Quatre Communes (Dakar, Saint-Louis, Gorée et Rufisque) y occupaient, en ce qu’ils bénéficiaient de la pleine citoyenneté française, depuis la loi Diagne de 1916. C’est aussi dans les Quatre Communes que les premiers éléments d’une organisation judiciaire moderne, de droit français, furent mis en place. À la faveur de la création de l’éphémère Union française par la Constitution de 1946, Isaac Forster fut intégré au cabinet du président Auriol en 1952, et à la maison civile du président Coty en 1956. Nommé en 1957 Président de chambre à la Cour d’appel de l’AOF, il fut ensuite secrétaire général du Gouvernement sénégalais en 1958, puis, en 1959, procureur général de Dakar. Suite à l’Indépendance du Sénégal en 1960, Isaac Forster fut le tout premier président de la Cour suprême du Sénégal.

La lente transformation des rapports entre justice internationale et anciennes colonies

La « question coloniale » et celle de l’intégration des États nouvellement indépendants dans le système juridique international devinrent des enjeux cruciaux dès les années 1950, et surtout avec les Indépendances au tournant des années 1960. Isaac Forster contribua, par ses positions en tant qu’expert international et juge à la Cour internationale de Justice, à ces débats qui posaient la question des rapports entre justice internationale et anciennes colonies. Forster fut ainsi désigné en tant qu’expert dans des commissions de l’Organisation internationale du travail (OIT), en particulier la commission d’enquête instituée, au titre de l’article 26 de la Constitution de l’OIT, pour examiner la plainte déposée par le Ghana en 1961 au sujet de l’observation par le Portugal de la Convention n° 105 relative à l’abolition du travail forcé dans ses colonies (Angola, Mozambique et Guinée). Ce cas historique – il s’agissait de la première formation d’une commission d’enquête depuis la création de l’OIT en 1919 – était aussi emblématique de l’irruption de la « question coloniale » dans les institutions internationales, et avec elle, des conflits de la Guerre froide : il mettait en effet en cause un État colonial par un État nouvellement indépendant, le Ghana, avec le soutien du monde soviétique. Si les deux autres personnalités membres de la Commission étaient issues des vieux univers du « collège invisible » du droit international – le Suisse Paul Ruegger, notamment membre de la Cour permanente d’arbitrage et l’Uruguayen Armand Ugon, ancien juge à la CIJ – la désignation d’Isaac Forster en tant que juriste d’Afrique sub-saharienne allait permettre de légitimer les conclusions, extrêmement critiques, de cette Commission à l’égard du Portugal. Forster fut par la suite intégré à la Commission internationale de juristes, créée en 1952 avec un fort soutien des Etats-Unis et composée d’éminents juristes représentant le monde « libre ». Il fut par ailleurs nommé, dès 1963, membre du prestigieux Institut de droit international. Alors président de l’Institut en 1961-1963, Henri Rolin avait initié une modification des statuts de l’Institut afin d’en faciliter l’entrée aux juristes du Tiers-Monde. Véritable « banque de capital symbolique » (Sacriste et Vauchez) du droit international depuis sa création en 1873, l’Institut de droit international visait ainsi à la fois à favoriser le caractère universel des institutions de justice internationale tout en y cooptant les élites juridiques issues des anciennes colonies.

De fait, jusqu’au 5 février 1964, date de l’élection d’Isaac Forster à la Cour internationale de Justice, seul le Pakistanais Muhammad Zafrulla Khan, élu en 1954, représentait les États « nouveaux ». L’élection d’Isaac Forster (ainsi que, de nouveau, celle de Zafrulla Khan) contribua à alléger ce manque de représentativité des États du Tiers-Monde. Elle ne permit cependant pas de mettre un terme à la crise profonde entre la Cour et les États africains enclenchée par la longue saga du Sud-Ouest africain, à partir de la décision controversée de la Cour, à laquelle Isaac Forster refusa sa voix, dans la deuxième phase de l’affaire, en 1966. Son opinion dissidente, anticipant l’évolution de la jurisprudence de la Cour, relève qu’« [i]l existe, en droit international, un intérêt juridique pouvant dans certains cas être nettement distinct de l’intérêt strictement personnel de l’Etat demandeur ». Isaac Forster apporta sa voix à l’avis consultatif de la Cour de 1971 qui conclut au caractère illégal de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie de l’Afrique. Réélu pour un second mandat en 1973, il continua à siéger à la Cour à l’issue de son second mandat dans l’affaire du Plateau continental (Tunisie-Libye). Les quelques opinions individuelles et la déclaration commune qu’il signa durant ses 19 ans à la Cour permettent également de donner un aperçu de la pensée de ce grand juriste, en montrant notamment, dans l’affaire sur la Compétence en matière de pêcherie qu’il était partisan de l’extension de la zone des 12 milles.

 

Sara DEZALAY

Cardiff School of Law and Politics

 

 

Sources : C. Becker, S. Mbaye, I. Thioub (dir.), AOF : réalités et héritages. Sociétés ouest-africaines et ordre colonial, 1895-1960. Tome 1, Direction des Archives du Sénégal, Dakar, 1997 ; Y. Dezalay et B. G. Garth, « From the Cold War to Kosovo : The rise and renewal of the field of international human rights », Annual Review of Law and Social Science, 2, 2006, pp. 231-255 ; R.-J. Dupuy, « L’adaptation de la Cour internationale de justice au monde d’aujourd’hui », RBDI, 1966, 1, pp. 28-49 ; A. Eyffinger, La Cour internationale de Justice. 1946-1996, La Haye et Londres, Kluwer Law International, 1996, p. 284 ; A. Pellet, « Remarques cursives sur les contentieux ‘africains’ devant la C.I.J. », in L’Afrique et le droit international : variations sur l’organisation internationale. Liber Amicorum Raymond Ranjeva, Pedone, Paris, 2013, pp. 277-295 ; J. Salmon, « In memoriam Henri Rolin (1891-1973) – Henri Rolin et le droit des gens » RBDI, 1973/2, pp. x – xxvi ; G. Sacriste, et A. Vauchez, « The Force of International Law: Lawyers’ Diplomacy on the International Scene in the 1920s », Law & Social Inquiry, 32(1), 2007, pp. 83-107 ; D. Vignes, « Procédures internationales d’enquête », AFDI, 1963, pp. 438-459.

 

Opinions et déclarations

Opinion dissidente dans l’affaire du Sud-Ouest africain (CIJ, arrêt du 18 juillet 1966)

Opinion individuelle collective (avec MM. Bengzon, Jiménez de Aréchaga, Nagendra Singh et Ruda) dans l’affaire sur la Compétence en matière de pêcherie (Royaume-Uni c. Islande) (CIJ, arrêt du 25 juillet 1974)

Opinion individuelle dans l’affaire des Essais nucléaires (CIJ, arrêt du 20 décembre 1974)

Opinion individuelle dans l’affaire du Sahara Occidental (CIJ, arrêt du 16 octobre 1975)

Déclaration commune (avec M. Nagendra Singh) à l’avis consultatif sur la demande de réformation du jugement n°158 du Tribunal administratif des Nations Unies (CIJ, avis du 12 juillet 1973)