Dans mon « mot de rentrée » de septembre 2018, je m’inquiétais – sans originalité (mais ce n’est pas une raison pour ne pas sonner l’alarme) – de la nouvelle crise du droit international et m’interrogeais sur le rôle que nous, juristes, et plus particulièrement la SFDI et ses membres, pouvons jouer pour tenter d’éviter sinon que la crise se transforme en effondrement du droit international (auquel je ne crois pas) du moins à un retour à un pur encadrement des souverainismes[1].

Ce billet a eu quelques échos (c’est bien la première fois que j’ai reçu des réactions à une lettre du président !) et même si ce n’est pas statistiquement significatif, cela montre que notre petite communauté a pris conscience de la gravité de la situation et de l’importance des enjeux (et il y a, heureusement, d’autres signes de cette inquiétude qui transpire à travers nombre de nos écrits). Mais s’inquiéter, ce n’est pas agir et force est de constater que de propositions concrètes, il n’y eut guère.

Cela ne veut pas dire que nous (SFDI) n’avons rien fait – ni que nous ne ferons rien.

Il y a eu, comme je l’annonçais, la deuxième Rencontre mondiale des sociétés pour le droit international qui a, je crois, été un vrai succès et il faut s’en réjouir – non seulement pour la visibilité que ce genre d’évènements donne à notre Société, mais aussi parce qu’il témoigne de l’appétence de nos collègues pour se rencontrer et « échanger », car il ne s’agissait que de ceci : pas d’enregistrement, pas de publication ; juste se parler et discuter. 89 sociétés représentées, environ 300 participants (uniquement « sur invitation », sans quoi nous aurions été débordés par les demandes) dont 98 ont fait une brève présentation (8 minutes strictement calibrées par orateur !) mêlant praticiens (pour la plupart très éminents) et universitaires, tous, sans aucune exception, venus à leurs frais ; des pauses-cafés, trois déjeuners ou dîners-buffets qui ont renforcé la convivialité et … des subventions, souvent généreuses, de la part surtout de cabinets d’avocats versés dans l’international…[2]

À l’issue de la Rencontre, les participants ont adopté par acclamation une Déclaration par laquelle, tout en reconnaissant que « le droit international doit s’adapter à l’accélération et à l’évolution permanentes des sociétés, des technologies et de l’économie », ils rappellent que, « [d]epuis la seconde guerre mondiale, le droit international repose essentiellement sur trois piliers : le système de sécurité collective, le multilatéralisme et la protection des droits de la personne humaine » et soulignent que, « [p]aradoxalement, ces piliers sont ébranlés alors que jamais États et sociétés humaines n’ont été aussi interdépendants. Pourtant, la tentation de l’unilatéralisme et de l’isolationnisme se fait sentir dans un nombre croissant de domaines dans lesquels la coopération internationale s’impose. Les sociétés pour le droit international partagent la conviction que les principes fondamentaux du droit international n’ont rien perdu de leur pertinence. Au contraire, c’est en s’appuyant sur ces principes que des réponses communes ou coordonnées peuvent être apportées aux défis régionaux ou globaux ».

Sur la base de ces constatations, la Déclaration appelle les sociétés pour le droit international à renforcer leur coopération notamment

– en coordonnant leurs travaux et en identifiant des thématiques d’intérêt commun,

– en mobilisant conjointement des ressources en faveur de grandes causes internationales,

– en procédant à des échanges propices à l’expression du pluralisme des cultures juridiques, des approches du droit international et des méthodes de travail et à une meilleure compréhension mutuelle,

– en encourageant le dialogue avec la société civile, les médias, les décideurs politiques, les juges internes et internationaux, et les représentants d’autres disciplines académiques et

– en promouvant réciproquement leurs initiatives, travaux et publications ainsi que des échanges entre internationalistes, particulièrement des jeunes générations[3].

Excellente nouvelle : la Société péruvienne prendra le relais et organisera la troisième Rencontre à Lima en 2021. Par ailleurs, j’espère vivement que le Réseau mondial des sociétés pour le droit international, animé par Clémentine Bories, professeure à l’Université de Toulouse-Capitole, contribuera à développer les synergies entre les sociétés[4].

Dans une optique un peu différente, mais dans le même esprit, la SFDI  organisera à Paris, en principe à l’automne prochain, des « Assises de l’enseignement du droit international ». Dans notre esprit, ce sera l’occasion de faire le point sur la place et le contenu des enseignements de droit international en France mais aussi dans une perspective comparative et, je l’espère, de promouvoir des initiatives concrètes pour améliorer la situation, qui n’est guère brillante. Nous vous tiendrons informés dès que les choses se préciseront mais n’hésitez pas à faire des suggestions en écrivant à notre secrétaire générale, Anne-Thida Norodom (anne.thida.norodom@gmail.com), et à notre trésorière, Caroline Kleiner (caroline.kleiner@parisdescartes.fr), qui se trouvent être les organisatrices de cet  événement.

Et, bien entendu, la Société continue ses activités habituelles – pour rappel en particulier :

– le 23 mars, première des deux sessions « Jeunes chercheurs » préparatoires au colloque de Toulouse sur le thème « L’espace extra-atmosphérique : les enjeux pour l’investissement (public, privé, régional, international) »[5] ;

– le 31 mars, journée d’actualités sur « Une approche juridique de la guerre économique » à l’Université Paris Est Créteil[6] ;

– le 3 avril au matin, premier séminaire doctoral de la SFDI[7], il précédera la demi-journée des Jeunes chercheurs qui se déroulera l’après-midi, également à l’Université Paris-Nanterre (CEDIN) sur le thème « L’espace extra-atmosphérique et la guerre »[8] ;

– les 28 et 29 mai, colloque annuel, à Toulouse, sur le thème « L’espace extra-atmosphérique et le droit international »[9] ;

– le 26 juin, journée d’étude (en coopération avec la Société française de finances publiques), « Les finances des organisations internationales : permanences et perspectives »[10] ; et,

– à Munich, les 25 et 26 septembre, colloque franco-allemand (en coopération avec la Deutsche Gesellschaft für Internationales Recht) sur « La démocratie – élément fondamental de l’ordre international ? »[11],

sans oublier le concours Rousseau de droit international, soutenu par la SFDI, dont les épreuves orales se dérouleront à Hammamet (Tunisie) du 9 au 15 avril[12], les bourses pour l’Académie de droit international et les prix de thèse.

C’est un beau programme pour cette année 2020. Mais je reviens à la charge : son succès dépend de l’engagement de tous – notamment de vos cotisations (vous recevrez bientôt une relance des trésoriers de la Société merci de vous en acquitter – si possible rapidement : nous n’avons aucune subvention), mais pas seulement : c’est aussi votre engagement qui importe : nous sommes une très (trop) petite poignée de membres « vraiment » actifs (en passant, un coup de chapeau au Bureau des jeunes chercheurs) ; des suggestions, des coups de mains, des initiatives sont toujours bienvenues ; n’hésitez pas !

Dans le même ordre d’idées, je prévois (et ce sera la dernière action de ma présidence de la Société, que je quitterai en octobre) une campagne d’intense recrutement de nouveaux membres (et de relance de membres anciens qui nous ont quittés et/ou ne paient pas leur cotisation). Ici aussi vous pouvez nous aider utilement en incitant les internationalistes que vous connaissez et qui ne sont pas encore membres (ou ne le sont plus) à s’inscrire (ou se réinscrire).

Car, et j’en reviens à ce par quoi j’ai commencé, nous devons agir et essayer de peser pour empêcher les terribles dérives actuelles et il n’est pas écrit que le combat soit perdu d’avance. Certes, les perspectives sont sombres : le retour en force d’un souverainisme destructeur du multilatéralisme (brutal chez Trump, plus subtil – et peut-être d’autant plus inquiétant – chez Xi), la dévastation de notre environnement, la menace de plus en plus vraisemblable de conflits armés de forte intensité, l’indifférence de plus en plus marquée à l’égard de la protection des droits de l’homme, sont loin d’être de purs fantasmes.

Cela étant, la situation est grave, mais pas nécessairement désespérée.

Tout d’abord, comme je l’ai dit lors de la conférence que j’ai évoquée au début de ce (long !) « mot », plus on parle de souveraineté, plus le besoin de droit se fait sentir. Cela semble paradoxal mais, c’est tout simplement logique : contrairement à une idée préconçue et stupide, la souveraineté, dans l’ordre international en tout cas, n’est en aucune façon un concept absolu dont il découlerait que les détenteurs – les États – ont le droit d’agir comme ils l’entendent sans aucune limitation. D’abord, si la souveraineté va de pair avec les droits des États, elle leur impose aussi des obligations. Ensuite, c’est précisément parce qu’ils sont souverains mais égaux que les États ont besoin du droit international qui établit le cadre de leur coexistence : ils n’ont que les droits qui sont compatibles avec les droits, égaux, de tous les autres États.

Mais il y a autre chose. En ces temps difficiles pour le droit international, je n’irais pas jusqu’à dire que le verre est à moitié plein ; du moins, il n’est pas complètement vide ; et c’est très apparent si l’on compare la situation actuelle avec celle prévalant avant 1945, ce qui permet de prendre la mesure des progrès réalisés qui, pour fragiles et menacés qu’ils soient, demeurent, pour l’instant en grande partie préservés :

– l’interdiction de l’usage de la force armée contrairement à la Charte n’a pas empêché la persistance de nombreux conflits ouverts ; depuis 1945, cependant, ils sont limités, souvent à l’intérieur d’un seul État (aussi atroces soient-ils – que ce soit en Syrie, au Yémen ou au Soudan, sans parler des génocides yougoslave ou rwandais – et malgré la fréquence d’intervention extérieures parfois massives) ; un document publié en 2017 par l’Institut de recherche sur la paix à Oslo, montre que le nombre de conflits internationaux a diminué de plus de moitié depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale[13] ;

– la seconde partie du XXème siècle a probablement été l’époque des pires catastrophes humanitaires (la Shoah, le goulag, le grand bond en avant et la révolution culturelle en Chine), mais c’est aussi l’époque où le monde s’est doté d’instruments juridiques pour faire face à ces catastrophes – du moins lorsque la volonté politique et l’équilibre des pouvoirs le permettent : le Conseil de sécurité peut considérer une catastrophe humanitaire comme une menace pour la paix et les responsables des crimes internationaux les plus graves ne sont plus assurés de l’impunité même s’ils échappent trop souvent au châtiment ;

– aucun État ne peut aujourd’hui prétendre que la protection (ou le mépris) des droits de l’homme relève de son « domaine réservé » : depuis 1945 – et cela reste vrai aujourd’hui – le discours de Goebbels à la Société des Nations à la suite de la pétition de Franz Bernheim n’est pas concevable et aucun État ne peut prétendre publiquement pratiquer la torture en tant que système de gouvernement – même si un trop grand nombre d’entre eux ne s’en privent pas dans le secret de leurs prisons et de leurs commissariats ;

– il n’existe pas de tribunal international ayant une compétence de principe pour régler tous les différends entre États ; mais si la Cour mondiale est restée longtemps la seule juridiction pouvant en être saisie, la multiplication des cours et tribunaux internationaux et des mécanismes d’arbitrage offre désormais un éventail large et diversifié de possibilités de règlement juridique des différends internationaux ; vive le forum shopping ! et le marché du règlement des différends (tant interétatiques que transnationaux) ne s’est jamais aussi bien porté ;

– peut-être peut-on aussi mettre du bon côté de la balance l’émergence du droit international pénal et le déploiement de la juridiction universelle qui, cahin-caha, contribuent à consolider le sentiment qu’il existe une communauté internationale, même si beaucoup reste à faire, notamment en ce qui concerne le crime de terrorisme et si l’avenir du droit international pénal semble fort incertain ;

– malgré l’attitude irresponsable de quelques États gouvernés par des populistes bornés (à commencer par le plus puissant d’entre eux), « la communauté internationale dans son ensemble » a enfin pris la mesure du défi, vital pour notre planète, de la défense de notre environnement ; des mesures concrètes se font encore attendre, mais les principes sont désormais établis et il faut espérer qu’ils seront finalement mis en œuvre sous la pression des opinions publiques, et

– même si je ne suis pas très optimiste quant à la possibilité de conclure de nouveaux traités multilatéraux dans des domaines importants, il est intéressant de noter que, malgré les obstacles, le projet de convention globale sur le terrorisme, par exemple, continue d’être discuté, et il n’est pas impossible qu’une convention sur les crimes contre l’humanité puisse voir le jour sur la base des projets d’articles de la CDI adoptés l’an dernier sur ce sujet.

Le verre contenant le droit international n’est donc pas complètement vide. À nous de faire en sorte qu’il ne se transforme pas en tonneau pour les Danaïdes. Et pour cela, les mots ne suffisent pas, il faut des actes.

Le droit n’est pas une fin en soi, c’est un moyen de parvenir à des fins qui lui sont extérieures : pouvoir et valeurs – pouvoir de faire respecter certaines valeurs. Comme l’explique à juste titre Émile Giraud, un professeur de droit public aujourd’hui un peu oublié, qui était, pendant la guerre, le conseiller juridique de la Société des Nations, « le droit représente une politique qui a réussi »[14]. Cela est vrai en droit international comme en droit interne : lorsque les rapports de force se font au détriment de certaines valeurs, les normes juridiques qui les reflètent s’affaiblissent ou disparaissent. Il est indéniable que dans le monde contemporain, nous assistons à la montée de forces obscurantistes porteuses de croyances incompatibles avec les valeurs humanistes traditionnelles. Mais, comme toujours, il n’y a pas de baguette magique ; c’est l’équilibre des pouvoirs que nous devons essayer de changer, non pas en défendant à tout prix des normes dépassées ni en proclamant de manière irréaliste des règles juridiques inapplicables, mais en incitant les décideurs à prendre des mesures pour établir les conditions d’un changement réel. À cette fin, il me semble que le levier de l’action se trouve, en grande partie au moins, au niveau interne.

Il ne peut y avoir de décalage entre les valeurs promues par les normes internationales et celles qui prévalent au sein des États. Si les doctrines qui contestent les valeurs reflétées par le droit international continuent à se répandre au sein des États, comme c’est le cas depuis quelques années, je vois mal comment les tendances erratiques et regrettables du droit international contemporain seront corrigées. Nous risquons de continuer à glisser sur la mauvaise pente et, sauf à entrer en résistance (mais ce n’est en principe pas leur rôle), les juristes devront reconnaître l’existence de règles nouvelles et mauvaises engendrées par les nouveaux rapports de force durablement établis. Mais nous sommes aussi des citoyens et, en cette qualité, peut-être plus éclairés que d’autres. Nous pouvons, individuellement et ensemble – y compris par l’action de la SFDI, que je voudrais plus « militante » – contribuer à empêcher cette évolution. Je crois profondément aux vertus de l’action politique à condition que, conformément à la très sage mise en garde faite naguère par l’ancien président du Conseil européen, M. Donald Tusk, nous gardions à l’esprit que « nous n’avons pas raison seulement parce que nous avons raison. Notre raison doit répondre aux besoins des gens »[15] ; et c’est par l’amélioration des politiques nationales que le droit international auquel nous croyons devra son salut ou sa descente aux enfers. Notre Société peut et doit contribuer à empêcher cette détérioration même si nous savons que son poids ne peut être que modeste – mais il ne tient qu’à nous de l’utiliser et d’essayer de l’accroître.

Alain PELLET

Président de la SFDI.

[1] Je me permets de renvoyer à une conférence que j’ai faite en mai dernier à Berlin à l’invitation du Berlin Potsdam Research Group International Law – Rise or Decline? (et dont je reprends certains éléments ci-dessous) au cours de laquelle j’ai élaboré un peu davantage (« Values and Power Relations – The “Disillusionment” of International Law? » disponible sur http://alainpellet.eu/wp-content/uploads/2019/06/Conf-Berlin-2019.pdf ou sur https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=3400689).

[2] Pour des détails, v. https://rencontremondiale-worldmeeting.org/fr/.

[3] Pour le texte complet de la Déclaration et les discours d’ouverture et de clôture, v. https://rencontremondiale-worldmeeting.org/discours/.

[4] V. https://rencontremondiale-worldmeeting.org/le-reseau/ ou https://sfdi.org/reseau-mondial/.

[5] https://sfdi.org/wp-content/uploads/2019/12/Jeunes-chercheurs-SFDI-Demi-journ%C3%A9e-2020-Toulouse.pdf

[6] Les détails seront communiqués prochainement sur le site de la Société (https://sfdi.org/).

[7] https://sfdi.org/wp-content/uploads/2019/12/seminaire-doctoral_appel-a%CC%80-candidatures.pdf.

[8] https://sfdi.org/jeunes-chercheurs/demi-journees/.

[9] https://sfdi.org/actualites/lespace-extra-atmospherique-et-le-droit-international/.

[10] Les détails seront communiqués prochainement sur le site de la Société (https://sfdi.org/).

[11] Les détails seront communiqués prochainement sur le site de la Société (https://sfdi.org/).

[12] http://www.rfdi.net/edition-en-cours/.

[13]  Kendra Dupuy, Scott Gates, Håvard M Nygård, Ida Rudolfsen, Siri Aas Rustad, Håvard Strand and Henrik Urdal, “Trends in Armed Conflict, 1946-2016”, Conflict Trends 02/2017, Peace Research Institute Oslo (PRIO), 2017, p. 2, available at https://www.prio.org/utility/DownloadFile.ashx?id=1373&type=publicationfile.

[14] E. Giraud, « Le droit positif – Ses rapports avec la philosophie et la politique », in Hommage d’une génération de juristes au Président Basdevant, Pedone, Paris, 1960, pp. 234. See also : Guy de Lacharrière, La politique juridique extérieure, Economica, Paris, 1983, p. 199.

[15]  Adam Michnik, Jaroslaw Kurski and Bartosz T. Wielinski, « Donald Tusk : “Si les démocraties libérales ne peuvent garantir le sentiment de sécurité, elles perdront” », Le Monde, 10 Mai 2019, disponible sur https://www.lemonde.fr/international/article/2019/05/10/donald-tusk-si-les-democraties-liberales-ne-peuvent-garantir-le-sentiment-de-securite-elles-perdront_5460465_3210.html.